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'Rendre la parole agissante' |
L'Afrique écrite au féminin depuis les années 1960 |
Vers la fin des années 1960, la publication des premiers ouvrages proposés par des écrivaines d'Afrique noire marque une évolution importante de la littérature d'expression française. Ecrits au moment des Indépendances, leurs livres proposent un vaste tour d'horizon de la société africaine et reflètent les multiples préoccupations des femmes de l'époque. Ils soulignent les effets pervers d'un dogmatisme social et religieux qui ne profitait en rien à la société d'alors. Qu'elles soient auteures de pièces de théâtre, romancières, essayistes ou poètes, les premières écrivaines issues des Indépendances démythifient le statu quo et suggèrent de nouvelles manières d'être, de penser et d'agir. Aucun sujet ne leur échappe et les éléments les plus solidement ancrés dans l'imaginaire des générations précédentes sont remis en question. Obali, une pièce de théâtre de la Gabonaise Joséphine Kama Bongo, jouée à Libreville en 1974, met par exemple en scène une jeune villageoise qui refuse d'épouser le vieillard qu'on cherche à lui imposer. Autre exemple en 1976: Le Revenant d'Aminata Sow Fall évoque les problèmes engendrés par la surenchère qui domine les célébrations coutumières et pervertit les pratiques séculaires d'entraide. La pièce de théâtre La Famille africaine de la Camerounaise Marie Charlotte Mbarga Kouma mise en scène en 1967 et publiée en 1989 sous le titre Les Insatiables aborde elle aussi la question des dérives qui conduisent la société à perdre le sens de la mesure et à dénaturer le concept de solidarité familiale. Le roman emblématique de la Sénégalaise Mariama Bâ, Une si longue lettre (1979), quant à lui, souligne l'anachronisme des mariages polygames et explore les problèmes engendrés par une institution qui ne correspond plus aux exigences des sociétés africaines qui s'urbanisent.
Le refus d'envoyer les filles à l'école, les mariages précoces, la dot, la dépendance des épouses du bon vouloir de leur époux, le dépouillement des veuves à la mort de leur mari, la sorcellerie ... sont autant de sujets abordés par les romancières de la première génération sous l'angle des discriminations dont les Africaines sont victimes. Chacun de leurs livres met en évidence le poids de ces pratiques sur les femmes à qui on n'a guère demandé l'avis jusqu'alors. Les années 1970 marquent donc une prise de conscience de l'importance de la parole féminine en Afrique et sa consécration dans tous les genres littéraires. Aux ouvrages déjà mentionnés, il faut ajouter la publication d'autres livres clés: Femme d'Afrique, par exemple, l'autobiographie de la célèbre sage-femme et militante malienne du Rassemblement Démocratique Africain, Aoua Kéita, publiée en 1975; ou encore La Parole aux négresses, un essai de la Sénégalaise Awa Thiam en 1978 qui dénonce les injustices dont les Africaines ont été victimes et exprime les espoirs d'une jeunesse qui entend « Prendre la parole pour faire face. Prendre la parole pour dire son refus, sa révolte. Rendre la parole agissante. [...] AGIR-AGIR-AGIR [...] »[1]. S'appuyant sur des interviews de personnes issues de toutes les origines, de tous les âges et de toutes les conditions, Awa Thiam stigmatise les maux qui accablent la société qui l'entoure: mariages arrangés, mutilations sexuelles, polygamie, blanchiment de la peau... Les premières lignes de son ouvrage sont révélatrices de l'attitude de l'auteure et de celle de bon nombre d'Africaines décidées à prendre en main leur propre destinée: « Longtemps les Négresses se sont tues. N'est-il pas temps qu'elles redécouvrent leur voix, qu'elles prennent ou reprennent la parole, ne serait-ce que pour dire qu'elles existent »[2].
En prenant la plume, les écrivaines ne se bornent pas à dénoncer certaines pratiques héritées du monde traditionnel et de la colonisation. Elles expriment aussi la nécessité de composer avec les usages, de les modifier plutôt que de les remplacer par d'autres importés d'ailleurs et inadaptés aux aspirations d'une Afrique libre et indépendante. Dans le domaine du théâtre, par exemple, La Puissance de Um de Werewere Liking (1979) propose une esthétique adaptée à la renaissance des arts africains et à l'épanouissement d'une culture panafricaine contemporaine. Dans le domaine de la poésie, les premières auteures cherchent à libérer la femme africaine de l'image stéréotypée dans laquelle on l'a enfermée. Ni « gazelle aux attaches célestes » comme la Femme Noire de Senghor, ni esclave misérable vivant aux portes de l'enfer, l'Africaine devient une femme qui aime, qui vit et qui cherche à donner un sens à son existence. Pour la Congolaise Clémentine Nzuji qui commença à enseigner à l'Université Lovanium de Kinshasa en 1967, par exemple, la publication de plusieurs plaquettes de poésie, Murmures en 1968, Le Temps des amants l'année suivante et Gestes interrompus en 1976, montre que l'amour occupe un espace considérable dans l'univers de ses vingt ans. Le recueil Filles du Soleil de la Sénégalaise Ndèye Coumba Mbengue Diakhaté (1980), lui, met l'accent sur la nécessité pour l'Africaine moderne « d'assumer son destin dans le destin du monde »[3]. Comme elle le souligne dans le poème « Libération », sa poésie exprime son désir de faire éclater les frontières tout en restant attachée à une Afrique « triomphante » et « sans cesse renouvelée »:[4]
Rester Femme Africaine, mais gagner l'autre.
Créer, non seulement procréer.[5]
Cette profession de foi illustre l'idéal des écrivaines des années quatre-vingts, années qui consacrent de nouvelles auteures dont les œuvres poursuivent l'analyse des thèmes abordés précédemment. La Révolte d'Affiba de l'Ivoirienne Régina Yaou raconte l'histoire d'une jeune femme victime de la meute des parents qui s'abat sur elle pour la dépouiller de ses biens à la mort de son mari. L'Oiseau en cage de la Camerounaise Delphine Zanga Tsogo évoque le destin d'une jeune fille arrachée à ses études et mariée contre son gré à un inconnu qu'elle n'aime pas car, comme le lui dit sa mère qui exprime la mentalité des générations précédentes: « Il n'est pas question d'aimer. Tu dois obéir. Tu ne t'appartiens pas et tu ne dois rien vouloir. C'est ton père qui est le maître et ton devoir est d'obéir »[6]. Le premier roman de Calixthe Beyala, C'est le soleil qui m'a brûlée, dépeint quant à lui le tempérament de feu d'Ateba, 19 ans et en apparence mais seulement en apparence sage, rangée et obéissante. Quant à Fureurs et cris de femmes de la Gabonaise Ntyugwetondo Angèle Rawiri, il dresse un portrait poignant d'Emilienne, une femme d'affaires que la réussite professionnelle ne protège ni des infidélités de son mari, ni du harcèlement continuel de sa belle-mère, ni du traumatisme provoqué par la mort de sa fille, violée par un sadique.
Si la dénonciation des inégalités et de l'oppression des femmes joue un rôle majeur dans les œuvres publiées au cours des années 1980, la production littéraire de cette époque souligne aussi les victoires remportées par les femmes sur un environnement défavorable à leur épanouissement. Les ouvrages de Delphine Zanga Tsogo, Ntyugwetondo Angèle Rawiri et Calixthe Beyala mentionnés plus haut racontent non seulement les difficultés rencontrées par les personnages principaux mais aussi leur émancipation au terme d'un long combat pour la liberté. D'autres livres témoignent d'un cheminement plus facile vers l'indépendance financière et professionnelle du personnage principal. C'est le cas par exemple de l'autobiographie De Tilène au Plateau, une enfance dakaroise (1975) de l'infirmière sénégalaise Nafissatou Diallo, et de « Mademoiselle » (1984) de la Sénégalaise Amina Sow Mbaye qui évoque les premiers pas d'une institutrice dans son métier.
Les années 1980 marquent aussi les premières explorations féminines de thèmes traditionnellement réservés aux hommes. Ex-Père de la nation (1987) d'Aminata Sow Fall fait, par exemple, figure d'ancêtre du roman « politique ». Cette fiction romanesque raconte la vie de l'infirmier Madiama, porté au pouvoir par la foule et renversé quelques années plus tard alors qu'il est devenu un tyran à la botte du néocolonialisme. L'ouvrage est important car il montre que si les femmes estiment avoir leur mot à dire sur les sujets qui les regardent en priorité, elles n'en sont pas moins intéressées par les problèmes qui concernent plutôt les hommes ou la société dans son ensemble; elles n'entendent pas réduire l'Afrique écrite par les femmes à un univers féminin. Les nombreux livres ayant un homme pour personnage principal en témoignent: L'Amour-cent-vies (1988) de Werewere Liking ; Mademba (1989) de Khadi Fall ...
La publication du roman-culte A vol d'oiseau (1986) de l'Ivoirienne Véronique Tadjo a, elle aussi, contribué à l'épanouissement de la littérature africaine écrite au féminin au cours des années 1980. Cet ouvrage raconte la vie d'une femme dont les préoccupations dépassent le cadre d'un pays et d'un continent, et les lecteurs de tous les horizons peuvent partager ses espoirs et ses regrets lorsqu'elle avoue avec candeur: « Bien sûr, j'aurais, moi aussi, aimé écrire une histoire sereine avec un début et une fin. Mais tu sais bien qu'il n'en est pas ainsi. Les vies s'entremêlent, les gens s'apprivoisent puis se quittent, les destins se perdent. »[7]
Un demi-siècle après leur entrée en littérature, les écrivaines africaines occupent une place de choix dans le paysage littéraire d'expression française. Malheureusement, la plupart des problèmes qu'elles évoquaient au cours les années 1970-1980 se retrouvent encore au début du 21e siècle: la guerre, les Indépendances en trompe l'œil, l'ingérence étrangère, la corruption, la violence, les difficultés économiques et bien d'autres fléaux qui se sont abattus sur le continent, n'ont pas permis une résolution adéquate des problèmes anciens alors qu'une pléthore de nouvelles difficultés venaient allonger la liste des obstacles à surmonter: le chômage qui n'épargne personne, ni les diplômées, ni les mères de famille sans formation qui ont bien du mal à nourrir leur famille; la misère et les guerres qui lancent des milliers d'individus traumatisés sur les chemins de l'exil; le sida qui continue ses ravages, transmis par un mari polygame, un amant, un enseignant corrompu, un client occasionnel ou un papa gâteau libidineux subvenant aux frais d'écolage de très jeunes filles...; autant de sujets qui perdurent. Les espoirs des pionnières ont été déçus, mais dans l'ensemble, les ouvrages écrits aujourd'hui montrent aussi qu'en dépit du caractère fuyant et insaisissable des problèmes qui se posent, les femmes continuent à lutter.
Par exemple, les universitaires d'origine africaine ne se comptent plus et elles sont présentes dans toutes les disciplines, mais dans le même temps, l'analphabétisme progresse dans plusieurs pays d'Afrique et des milliers de petites filles n'ont pas accès à l'école pour des raisons purement économiques. Il y a de plus en plus d'écrivaines mais de moins en moins de maisons d'éditions à même de relire attentivement leurs manuscrits et de publier leurs livres; de plus en plus de livres sur l'Afrique mais de moins en moins d'ouvrages écrits par des Africaines vivant en Afrique. On marie de moins en moins de filles à peine pubères à des vieillards concupiscents mais, comme le montrent des romans tels que La Nuit est tombée sur Dakar d'Aminata Zaaria (2004) ou De pourpre et d'hermine de Sanou Lô (2005), de plus en plus de jeunes filles sont à la merci d'hommes fortunés promettant de leur payer leurs études, un passage en France, des habits griffés ou tout simplement de quoi manger. On lutte plus efficacement contre le paludisme mais, comme le soulignent Le Plafond de Micheline Coulibaly (1997), La Marche aveugle de Sokhna Benga (2007) ou encore le livre pour enfants de Fatou Kéïta ayant pour titre Un Arbre pour Lollie (1995), le sida fait des ravages terribles dans toutes les couches de la population, n'épargnant ni les femmes ni les enfants qui en sont aujourd'hui les premières victimes. Le travail devient plus dur pour les femmes restées au village et le spectre du chômage, de plus en plus implacable pour celles qui ont gagné la ville. Cela pousse tous ceux qui en ont la possibilité, y compris les élites intellectuelles des deux sexes, à s'expatrier et à accepter des postes de travail à l'étranger bien au dessous de leurs qualifications. Ceux qui trouvent un travail chez eux ne sont d'ailleurs pas à l'abri des flambées nationalistes et des guerres fratricides qui lancent des populations entières sur les routes de l'exil comme en témoignent de nombreuses auteures: Yolande Mukagasana, par exemple, qui évoque les terribles massacres qui firent plus de 800 000 morts au Rwanda en 1994 dans Les Blessures du silence. Témoignages du génocide au Rwanda, ou Tanella Boni qui témoigne de la guerre civile qui ravagea la Côte d'Ivoire dans son ouvrage Matins de couvre-feu (2005), ou encore Liss qui décrit la situation au Congo dans son recueil de nouvelles Détonations et folie (2007). Longue est la liste des exilées d'origine africaine qui ont donné une forme littéraire à leur déracinement.
Dans son foisonnement multiforme, l'Afrique écrite au féminin permet de mieux saisir l'évolution du continent face aux contraintes qui lui sont imposées du dehors et du dedans. Mais ce qui est particulièrement intéressant à relever, c'est que l'entrée des Africaines en littérature ne se limite pas à une évocation des maux qui frappent le continent; elle a aussi contribué à une remise en question des anciennes certitudes. Elle réfute non seulement les dichotomies sexistes de jadis mais aussi, comme par osmose, les théories racistes et essentialistes qui ont dominé l'époque coloniale. Elle suggère un abandon progressif des binarismes qui opposent hommes et femmes, Noirs et Blancs, colonisés et colonisateurs, etc. Ce faisant, elle ouvre des perspectives nouvelles et permet l'amorce d'une compréhension globale des individus et des rapports du continent africain avec le reste du monde. De plus, elle permet un glissement des préoccupations identitaires vers une restructuration des allégeances ancestrales et familiales.
L'Afrique écrite au féminin est l'aboutissement d'une longue lutte des femmes contre un régime « invoquant des coutumes tout à fait injustes [pour] maintenir la femme dans une situation inférieure »[8] mais le fait que le français soit devenu la langue d'écriture des premières Africaines de l'Ouest africain dans les années 1970 est en grande partie dû aux hasards de l'Histoire. Sous la houlette d'enseignants coloniaux dépêchés en Afrique pour y imposer leur langue et leurs normes, la plupart des écrivaines africaines des années 1970 furent contraintes à apprendre puis à parler français de leur entrée à l'école primaire jusqu'à leur sortie des écoles d'infirmières et d'institutrices ouvertes à leur intention en AOF et en AEF. Toutefois, cette tyrannie linguistique imposée par Paris n'eut pas l'effet escompté. Cet apprentissage puis une maîtrise parfaite du français ne furent pas accompagnés d'un simple abandon des langues africaines, en dépit des efforts entrepris par des autorités dans ce sens; loin de couper les intéressées de leurs racines, leur apprentissage de la culture française leur permit au contraire de mieux comprendre les sources de leur oppression et de lutter efficacement contre les inégalités dont elles étaient victimes; le concept d'altérité prenait pour elles un sens nouveau.
En maîtrisant la langue et le savoir de l'Autre, toute une génération se libérait de l'obscurantisme perpétué par l'utilisation d'un sabir colonial qui ne permettait pas de comprendre et d'évaluer la pertinence du discours de l'occupant; après les hommes, les femmes africaines échappaient à la tyrannie du non-savoir, aux traductions souvent fantaisistes d'interprètes à l'imagination fertile, et aux prétentions infondées de ceux qui se targuaient impudemment de connaître les langues africaines comme un certain Borne qui insultait ses « boys » tchadiens en malgache parce qu'il avait habité vingt ans à Tananarive et aimait ses habitudes[11]. D'où qu'elles vinssent, les femmes étaient enfin à même de prendre la juste mesure d'une langue qui n'avait rien de divin et d'universel, comme le relève la Béninoise Gisèle Hountondji dans sa nouvelle satirique « Mettez-vous au goût du jour, Madame la négresse: exprimez-vous en français ! »[9] (1988). L'heure était venue pour les femmes du continent de s'exprimer sans intermédiaire et, entre autres, de démystifier la « science » des ethnologues français dont les compétences linguistiques souvent limitées avaient fréquemment conduit à une mécompréhension des femmes qu'ils avaient interviewées; comme le relevait ingénument Denise Paulme dans sa correspondance avec Leiris: « L'idéal serait évidemment de parler la langue couramment [mais] on n'y arrive jamais, il faut bien le dire »[10].
Les premiers titres publiés dans les années 1970 annoncent donc la fin de l'hégémonie littéraire franco-française qui avait pris l'imaginaire africain en otage. Ils marquent le début d'une autoreprésentation du continent au féminin qui va se développer au cours des décades suivantes et exprimer de façon concrète la diversité des voix, la singularité des individus et la complémentarité des savoirs. Les préoccupations existentielles dont ces écrits se font l'écho rendent compte d'un univers complexe et d'une transformation du champ littéraire qui s'ouvre largement aux écrivaines qui revendiquent une relation privilégiée avec le monde qui les entoure. Cet élargissement permet de découvrir un monde riche de sa diversité. Les écrivaines établies de longue date dans un endroit donné font écho à celles qui sont parties ailleurs, à celles qui viennent de « rentrer au pays » et à celles qui ont quitté l'Afrique pour une raison ou pour une autre et se retrouvent dans un pays étranger dont elles doivent apprivoiser les us et les coutumes.
La mobilité des auteures domine leurs écrits et le retour « au pays » après un séjour à l'étranger est un thème qui perdure. Le roman de la Camerounaise Thérèse Kuoh-Moukoury, Rencontres essentielles écrit en 1956 et publié en 1968, raconte déjà le retour en Afrique d'une jeune Africaine au terme de son séjour en France. Bien d'autres auteures ont traité ce thème au cours des années qui ont suivi: Ken Bugul dans Le Baobab fou (1983), Aminata Sow Fall dans Douceurs du bercail (1998), Nafissatou Dia Diouf dans Retour d'un si long exil (2001), Chantal Magalie Mbazoo-Kassa dans Fam ! (2003), Elizabeth Ewombé Moundo dans Analua (2005), et bien d'autres auteures qui valent le détour, continuent à évoquer cette problématique dont la nature évolue au gré du temps et de la conjoncture.
Si l'on croise une majorité de femmes noires à la lecture des Africaines, on y rencontre aussi des femmes qui racontent un mouvement migratoire vers l'Afrique trop souvent ignoré. Citons par exemple l'auteure de Julétane (1980), la Sénégalaise d'origine guadeloupéenne Myriam Warner-Vieyra qui s'établit à Dakar à la suite de son mariage avec le cinéaste sénégalais Paulin Vieyra. Ou la comédienne Haïtienne Jacqueline Scott-Lemoine, auteure de Les Nuits de Tulussia (2005), qui élut domicile dans la même ville avec son mari à l'invitation de Léopold Sédar Senghor. Ou encore Tita Mandeleau, auteure de Signare Anna (1991), qui vécut avec sa mère en Martinique jusqu'à l'âge de dix ans avant de partir pour l'Afrique avec son père, fraîchement démobilisé à la fin de la seconde guerre mondiale. La Française Claude Njiké-Bergeret, auteure de Ma passion africaine (2000), qui naquit à Douala de parents missionnaires et revint au Cameroun où elle épousa un chef coutumier. Anne Marie Niane, auteure de la nouvelle L'Etrangère (1985), dont la mère était Vietnamienne et le père un soldat sénégalais enrôlé dans l'armée française. Sa contemporaine Micheline Coulibaly, elle aussi née au Vietnam d'un père africain mais ivoirien et d'une mère vietnamienne dont elle raconte l'histoire dans Les Larmes de cristal (2000). Bien d'autres femmes encore ont enrichi l'Afrique et sa littérature d'une expérience puisant ses racines dans diverses cultures: Geneviève Poncet, Michèle Manceaux, Elisabeth Delaygue, Françoise Ugochukwu, Michèle Assamoua, Sylvie Argondico, Nadine Bari, Rosemonde Ahou de Saintange, Marie Dardenne, Marinette Secco, Chantal Serrière, Anne Piette et bien d'autres écrivaines ont donné une forme littéraire à leur rencontre avec l'Afrique.
Dans un mouvement inverse, nombre de femmes nées en Afrique ont quitté le continent et se sont dispersées aux quatre coins du monde. Cet éloignement de leur terre natale était souvent provisoire dans les années 1970, mais il est devenu de plus en plus souvent définitif à mesure que l'on se rapproche de l'époque actuelle. Les guerres fratricides et les difficultés économiques rendent les retours problématiques, et une nouvelle génération d'écrivaines ayant trouvé leurs marques au Canada, aux Etats-Unis, en France ou ailleurs, contribuent aussi à un renouvellement littéraire qui se nourrit tout autant de la culture du pays d'accueil que de celle du pays d'origine des auteures. L'autobiographie Safia, un conte de fées républicain de la Somalienne Safia Otokoré (2005), le roman Je vous souhaite la pluie (2006) de la Camerounaise Elizabeth Tchoungui, le livre de cuisine de la Congolaise Marie Louise Borremans La Cuisine africaine de Marie Louise (2006) sont autant d'ouvrages évoquant un aller simple vers l'Europe. De plus, de nombreux livres dont l'action se déroule hors d'Afrique, dépeignent des protagonistes qui s'enracinent dans un ailleurs où ils se sentent de plus en plus chez eux. Même s'ils gardent un certain nombre d'attaches avec leur pays d'origine, les personnages de Diasporama de Bilguissa Diallo (2005), d'Icône urbaine de Lauren Ekué (2005), d'Amours tyranniques de Brigitte Tsobgny (2006), de Sa vie africaine de Catherine Shan (2007) ou encore de Tels des astres éteints de Léonora Miano (2008), en disent davantage sur la France que sur l'Afrique, même si l'on sent bien que, privés de la présence diffuse de cette dernière, ces romans ne sauraient exister. Il en va de même d'ouvrages écrits par des auteures plus éloignées encore de leurs racines africaines telles que Simone Sow ou Marie NDiaye.
Comme en témoignent les nombreux prix décernés à des auteures africaines au cours de ces dernières années, en Afrique, en France et dans le reste du monde, la contribution des femmes aux Lettres françaises a été considérable et leur arrivée relativement récente dans cet univers en a accru l'intérêt. Longtemps maintenues à l'écart, les Africaines n'ont eu aucun mal à recoloniser la langue française à leur avantage dès que l'occasion leur en a été donnée. Initialement la chasse-gardée d'une élite qui en contrôlait l'usage, le français a été rapidement adapté aux besoins locaux, comme le montre par exemple avec humour Je parle camerounais de Mercédès Fouda (2001). Située en marge de l'Hexagone, cette appropriation a engendré une nouvelle conscience langagière chez les écrivaines africaines restées en Afrique aussi bien que chez celles qui appartiennent à la diaspora. Motus et bouche... décousue de Jacqueline Fatima Bocoum (2002), La Mémoire amputée de Werewere Liking (2004), Jeté en pâture d'Adelaïde Fassinou (2005), Le Deuil des émeraudes d'Assamala Amoi (2005), Et l'aube se leva... de Fatou Kéïta (2006), Féminin interdit d'Honorine Ngou (2007), D'Abidjan à Tunis de Mariama Ndoye (2007), pour ne citer qu'une poignée de livres parmi des centaines d'autres y compris la multitude de romans sentimentaux qui connaissent un phénoménal succès de Dakar à Abidjan , montrent que la langue est devenue un moyen de communication politiquement neutre, libérée de sa gangue hexagonale et parfaitement adaptée aux desseins d'écrivaines très différentes les unes des autres; une langue à laquelle les auteures africaines ont assigné de nouvelles tâches subordonnées à leurs besoins; une langue au service de l'Afrique qui raconte non seulement le brassage des cultures au sein du continent, mais qui témoigne aussi de la liberté de ses choix et de la place importante occupée par les femmes dans l'Afrique du 21e siècle, à tous les échelons de la société. L'Afrique écrite au féminin participe d'un grand mouvement d'émancipation des femmes qui, comme les héros du dernier roman de Nathalie Etoke, Je vois du soleil dans tes yeux (2008), ont pris sur eux de changer le cours de l'histoire du continent.
L'intérêt des femmes de lettres pour l'Afrique remonte à l'époque lointaine où l'Anglaise Aphra Behn écrivait Oroonoko (1688), un des premiers romans antiesclavagistes. Un siècle plus tard Madame de Staël reprenait le flambeau dans sa nouvelle Mirza et depuis lors une pléthore d'écrivaines ont consigné leur vision de l'Afrique et de ses rapports au monde dans de multiples récits de voyages et d'innombrables romans. L'arrivée d'écrivaines se réclamant d'une ascendance africaine et de liens solides avec le continent, marque une nouvelle étape du développement du champ littéraire d'expression française et contribue à son élargissement. Au terme de nombreuses années de luttes, la littérature permet enfin aux femmes du continent africain « d'oser dire et se dire »[11] dans une langue qu'elles ont faite leur pour affirmer un droit inaliénable à l'indépendance et à la liberté.
Jean-Marie Volet 2008
(revu en 2014)
L'Afrique écrite au féminin. Que sont les écrivaines de jadis devenues ? |
[2] Thiam, p.17.
[3] Ndèye Coumba Mbengue Diakhaté. « Libération » in Filles du Soleil. Dakar: Nouvelles Editions Africaines, 1980, p.28.
[4] Ndèye Coumba Mbengue Diakhaté. « Afrique-Cœur » in Filles du Soleil. Dakar: Nouvelles Editions Africaines, 1980, p.34.
[5] Ndèye Coumba Mbengue Diakhaté. « Libération », p.28.
[6] Delphine Zanga Tsogo. L'Oiseau en cage. Paris: EDICEF, 1983, p.66.
[7] Véronique Tadjo. A vol d'oiseau. Paris: Nathan, 1986, p.2.
[8] Célestine Ouezzin Coulibaly (1961) in Judith Graves Miller et Christiane Owusu-Sarpong. Des femmes écrivent l'Afrique: L'Afrique de l'Ouest et le Sahel. Paris: Karthala, 207, p.326.
[9] Gisèle Hountondji. « Mettez-vous au goût du jour, Madame la négresse: exprimez-vous en français! ». Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62, 1988, pp.59-63. [https://mongobeti.arts.uwa.edu.au/issues/pnpa59_62/pnpa59_07.html] [Consulté le 18 janvier 2014].
[10] Alice Byrne, « La quête d'une femme ethnologue au cœur de l'Afrique coloniale. Denise Paulme 1909-1998 ». [https://sites.univ-provence.fr/wclio-af/numero/6/thematique/chap1Byrne.html] [Consulté le 18 janvier 2014].
[11] Pour reprendre les termes de l'Algérienne Maïssa Bey qui évoquait un mouvement similaire chez les écrivaines d'Afrique du nord. A contre-silence. La Tour d'Aigues: Editions de l'Aube, 1999.