Mariama Ndoye
10 décembre 2006
Adieu, Professeur !
Lorsque, encore dans la torpeur du sommeil, je crus entendre prononcer son nom
par le journaliste de RFI, mon cœur se crispa. Je demandai machinalement
à mon mari la nouvelle que je redoutais, il la confirma. J'eus un
sentiment de frustration. Après Cheick Anta Diop, Léopold
Sédar Senghor et tant d'autres grands africains, voici que Joseph
Ki-Zerbo rejoint le monde des ancêtres. Enième regret pour moi
d'avoir eu la chance de les approcher et de n'avoir pas davantage
bénéficié de leur culture encyclopédique.
Je ne parlerai pas de l'historien, des voix mieux indiquées l'ont fait
et le feront encore. Mon humble témoignage portera sur le personnage. Nos chemins se sont croisés au début des années
quatre-vingt, (les dates précises m'échappent, je n'ai pas la
mémoire d'un historien). Ce fut à Dakar, au musée d'art
Africain de l'institut fondamental d'Afrique Noire (actuel institut Cheick Anta
Diop), sis à la place Tascher (actuelle place Soweto).
Monsieur Bodiel Thiam, éminent conservateur du musée m'avait
annoncé : « Mariama, Mr. le directeur Amar Samb voudrait installer
dans ton bureau un chercheur qui est en exil chez nous. C'est un grand monsieur
qui a besoin de calme pour travailler. Il s'agit du professeur Joseph Ki-Zerbo
». Quel honneur pour moi, fraîche émoulue de la Sorbonne
nouvelle et de l'Ecole du Louvre, de faire la connaissance de l'historien
mondialement connu dont les intellectuels africains se glorifient.
Je m'apprêtais à l'accueillir. Mon immense bureau était un
peu glacial et modestement meublé. On y apporta une deuxième
table de travail et un deuxième fauteuil. Je collais sur les murs et les
colonnes quelques affiches rapportées des musées d'art de
Neuchâtel et Zurich. Je brûlais quelques brins d'encens et
l'atmosphère devint plus chaleureuse. Le jour venu, je vis entrer un
homme de belle allure, grand, costaud, vêtu d'un boubou bleu. Par sa
carrure, il me fit penser à Doura Mané, inoubliable AlBoury sur
la scène du théâtre national Sorano. L'homme me tendit la
main en me regardant droit dans les yeux. Son regard était scrutateur et
curieux comme celui d'un médecin. Un petit sourire flottait sur ses
lèvres. J'eus l'impression qu'il était prédisposé
à l'humour. Mon impression se justifia par la suite. Il fut attentif
à toute remarque même anodine de ma part. Sa finesse d'esprit et
sa subtilité trouvaient toujours prétexte à sourire ou
à rire. Nous avons donc partagé le même bureau plus d'une
année mais je ne sentis pas le temps passer. Il réussissait la
prouesse d'ouvrir sans bruit la porte du bureau dont la poignée
était récalcitrante. Il glissait d'un pas feutré
jusqu'à sa table de travail, me saluait doucement d'un murmure et d'un
hochement de tête. J'étais souvent plongée dans des livres
pour préparer ma thèse de doctorat. Lui aussi se plongeait dans
ses documents des heures durant et « les anges passaient » et se
prélassaient dans notre silence complice. De temps en temps l'un ou
l'autre levait la tête et épiait son voisin du coin de l'œil.
Il risquait : « Vous écrivez beaucoup ». J'expliquais :
« Il me faut prendre des notes, j'oublie vite.» Et lui de me parler
de la mémoire orale de l'Afrique, de la splendeur des civilisations
passées, de nos valeurs maîtresses à préserver.
L'élève buvait les paroles du maître. Il me confiait aussi
comment il avait dû sauver sa vie menacée en fuyant son pays
déguisé en femme, si ce n'est en prêtre, je ne sais plus ;
comment sa nature de chasseur l'avait sauvé, comment pour le blesser
plus profondément que dans sa chair on avait détruit sa
bibliothèque constituée d'ouvrages rares et parfois uniques au
monde. Je me demandais quelle était cette révolution qui
prétendait sauver un peuple en détruisant sa mémoire et en
pourchassant ses sages. L'élève se muait en fille et le
maître en père, j'évoquais mon père
génétique, lui aussi chercheur émérite. En bon
historien, le professeur Ki-Zerbo s'informa sur lui et par la suite demanda sa
contribution pour son ouvrage « La natte de l'autre ». Il
était galant homme et généreux. De retour d'un voyage au
Japon, il me rapporta un parfum contenu dans un flacon noir pour mieux en
conserver l'essence et un joli petit réveil que je regarderai
désormais d'un œil attendri. De passage à Ouagadougou pour
le SIAO à la fin des années quatre vingt dix, je rendis visite
à celui que j'appelais avec affection Professeur. Il m'accueillit de sa
voix douce au débit lent, avec des mots toujours pesés et
lourds. Je notai sa santé un peu défaillante mais je le quittai
dans l'espoir de le revoir avant longtemps.
Voila que je m'épanche en abusant de votre patience. Je comptais
pourtant faire un bref témoignage. Pour me résumer, je dirai que
l'homme Ki-Zerbo que j'ai côtoyé au quotidien plus d'une
année, m'est apparu discret, d'une politesse exquise, humble, ouvert,
passionné, observateur très attentif aussi...Un jour que je lui
avais proposé de le conduire en voiture à une rencontre
officielle, il me demanda avec une moue taquine : « L'anneau que vous
portez à l'orteil, est-ce pour une raison esthétique ou mystique
»? Je portais ce jour là un vêtement long et je pensais
qu'il ne m'avait pas vu ôter subrepticement mes chaussures avant de
prendre le volant. J'avouais que je trébuchais souvent et que l'on
m'avait conseillé de porter un bracelet aux chevilles. Ayant
délaissé celui que j'ai porté par tradition familiale
jusqu'à sept ou huit ans, je l'avais remplacé par un anneau et
que ma foi ! Nous en avons ri de bon cœur.
Il m'a plu de terminer ainsi dans la gaieté mon hommage à ce
grand monsieur. Je présente mes condoléances à sa famille
et je nous exhorte, nous tous intellectuels à profiter des connaissances
de nos vieux sages qui nous quittent aussi discrètement qu'ils ont
vécu, dans la fraîcheur du petit matin.
Mariama Ndoye Mbengue
Editor: ([email protected])
Muséologue, Tunis, Tunisie
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The University of Western Australia/French
Created: 24 January 2007
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