Merci papa Lamine
Tu as posé ton bistouri expert
Tu as posé ta fine plume
Tu as posé sur ta couche ta joue d'ébène polie, pour
t'endormir du sommeil du juste.
Le taureau sympathique comme on t'appelait à William Ponty bien avant
notre naissance, s'est couché de tout son long.
La veille de ton Départ, à des milliers de kilomètres de Rufisque, ma petite fille de quatre ans m'a murmuré à l'oreille : « Mame, Dieu est mort ! », babillage incohérent d'enfant. Je l'ai rabrouée distraitement : « Dieu ne peut jamais mourir, c'est lui qui fait vivre les gens ». Puis, superstitieuse je me suis dit : « pourvu qu'elle n'ait pas vu la mort de quelqu'un ! ». Cette nuit-là je me suis plusieurs fois réveillée pour prier. Nayna avait « vu » la mort de celui vers lequel je courais enfant.
Je ne suis pas qualifiée pour témoigner de l'éminent professeur, premier agrégé du Sénégal en oto-rhino-laryngologie ; peut-être pas assez pour célébrer le poète lumineux. Cependant la fille du destinataire de ces vers, par toi composés, te doit bien un hommage :
« Nos naquîmes O Thianar, amis, déjà
amis....
Deux petites ombres éternellement ensemble pour l'école des
tout-petits....
Deux grandes ombres éternellement ensemble...
Devant l'océan, la presqu'île rocheuse est un superbe
voilier
A son grand mât, notre Art,
Flottent nos blouses blanches... »
Le « pari angélique » de vos vingt ans était de « partir ensemble un jour d'octobre de la même année ». Dieu en décida autrement. Ame généreuse et sensible tu évoques ainsi les Aveugles que d'autres ignorent :
« ... ils s'endorment sous le manteau de leurs deux nuits en fermant
leurs paupières vides...
Surtout ne pensez pas à demain car aux premières lueurs du
jour
Demain vous apportera au réveil, encore, hélas la nuit
éternelle. »
Quand je pense à toi des tableaux surgissent de ma mémoire. Le premier, tu entres dans notre cour à Guendel. Ta carrure est imposante, tes bras sont grand ouverts, tes yeux rient et posent des questions avant même que tes lèvres ne s'entr'ouvrent. Tu es un ouragan de joie et ton attention porte sur chacun. Tu t'inclines devant les grands-parents, tu t'étonnes de voir ta Yam - Laminette pousser si vite, « comme de la mauvaise herbe » plaisante papa. On ne sent pas le temps passer et quand tu t'en vas, toute la maisonnée t'accompagne jusqu'à la voiture. J'ai alors sept ans.
Le deuxième tableau date de dix ans plus tard. Tu reviens de l'Hôpital Le Dantec et papa du Bureau d'Alimentation et de Nutrition Appliquée, vous vous croisez dans la circulation vers midi trente. Il se passe une chose incroyable. Vous descendez tous deux de voiture, laissant le moteur allumé et vos passagers incrédules. Vous vous empoignez dans un grand éclat de rire, vous simulez un combat de lutte. Puis vous vous reprenez, ressassez par le menu une vieille anecdote connue de vous seuls, tout cela en plein carrefour. Seuls les klaxons intempestifs des autres usagers de la route, vous ramènent à la réalité. Vous regagnez à regret vos véhicules respectifs. Papa s'exclame alors « sacré Lamine ! » et certainement toi de ton coté « sacré Thianar ! ».
Cela vous suffit pour justifier cette conduite désinvolte, vous
d'éminents professeurs de renommée mondiale, de hautes
personnalités coutumières ! C'est simple ! Vous étiez
seuls au monde. Papa Lamine le confiera plus tard dans ces vers :
« Rien n'a jamais compté à nos yeux plus que ce monde
que Dieu créa pour nous deux, rien que pour nous deux. »
Un troisième tableau, une vingtaine d'années plus tard, me bouleverse.
C'était lors de la remise du Grand Prix du Président de la République pour les Lettres. Voilà ce qui se passa. Après les beaux discours d'usage, l'élu du jour reçoit son parchemin des mains du Président de la République. Les flashs et les applaudissements crépitent, la foule se lève, les caméras de la télévision convergent sur papa Lamine. Vêtu de sa toge noire, il gravit d'un pas majestueux et digne les marches du Théâtre national Daniel Sorano. Il n'en finit pas de les gravir sous le regard attentif puis intrigué de l'assistance. Dépassant ses magnifiques enfants, ses épouses méritantes, ses nombreux confrères et admirateurs, il semble chercher quelqu'un. Il finit par apercevoir presqu'au fond de la salle la chevelure alors grisonnante de son jumeau, celui dont il dit « nous naquîmes amis, déjà amis ce mois d'Octobre de la même année. » Arrivé à sa hauteur, il s'arrête, le regarde droit dans les yeux, et tend à un papa pour une fois surpris, le Prix tant convoité. « Tiens, il est pour nous deux ! ». Il y avait tant de bonheur et de fierté dans ses yeux ! Nous en avons pleuré. Le monde découvrit alors cette amitié singulière.
Vint le grand âge avec son cortège de contraintes puis le dernier sourire de retrouvailles et d'adieu sur ce lit d'hôpital où tu as sauvé tant de vies. Pour les malades auxquels tu rendais la beauté du visage et la santé, tu étais bien un dieu...
Dors en paix, Papa Lamine. Que la terre bénie de Dangou te soit douce et parfumée. A l'image de notre ainée Khady, nous nous efforcerons de garder haut le flambeau d'honneur.
Je compte sur le Sénégal reconnaissant pour honorer la mémoire d'un membre distingué de l'Aréopage.
Mariama Ndoye ép. Mbengue
Tunis, Février 2008
Editor ([email protected])
Created: 10 April 2008
https://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/lamine_ndoye06.html