A (RE)LIRE "L'Africaine blanche (1891-1986) : Germaine Le Goff, éducatrice mythique", une biographie par François-Xavier FRELAND Paris : Editions Autrement, 2004. (160p.). ISBN : 2-7467-0570-2.
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La vie de Germaine Le Goff vaut la peine qu'on s'y arrête. Elle couvre la meilleure partie du 20ème siècle et permet de découvrir l'époque coloniale du point de vue d'une institutrice dont la principale préoccupation fut d'ouvrir aux filles la possibilité de fréquenter l'école. Mme Le Goff arriva à Djenné, au Mali, en 1923. En 1938, après avoir travaillé comme institutrice pendant plusieurs années, elle fut chargée de créer au Sénégal la première Ecole Normale d'institutrices ouverte aux Africaines. Elle y travailla jusqu'à sa retraite, en 1945. Rentrée en France, Germaine Le Goff s'éteignit à l'âge de 95 ans, laissant derrière elle un journal, ses mémoires et une abondante correspondance qui n'a jamais été publiée. La biographie proposée par François-Xavier Freland s'appuie sur ces documents et des interviews de quelques anciennes élèves. Elle offre un portrait attrayant de cette enseignante hors pair.
Germaine Le Goff est née en 1891 en Bretagne dans une humble famille de pêcheurs. A l'époque, une féroce animosité oppose l'Eglise catholique à l'Etat. Les convictions anticléricales des parents de la jeune Germaine et l'aide financière d'un de ses oncles lui permettent d'entrer à l'Ecole Normale et de devenir institutrice. Après quelques années d'enseignement en France profonde, elle demande à être mutée en Afrique, avant tout parce que ses rapports avec le curé et la petite bourgeoisie de son village se sont envenimés au point de rendre son existence infernale. Comme elle l'écrit, juste avant de quitter la France : « Adieu méchant curé [...] à l'attitude antichrétienne et antisociale. Vous nous avez éclairés en nous faisant comprendre que certains problèmes demeurent insolubles quand on est pauvre, que le mot liberté n'a aucun sens, qu'il est à rayer du langage de l'homme qui dépend d'un autre homme plus riche et plus puissant, ou d'un dictateur forcené, comme vous, monsieur le curé de Réguiny. » (p.36)
Suite à l'enfer breton, Djenné semble être un paradis. Il n'y a pas de curé fustigeant l'école laïque et son institutrice du haut de sa chaire ; la famille a été dotée d'une maison confortable et quelques employés de maison s'occupent d'une bonne partie des tâches ménagères. Mais des difficultés imprévues associées à l'enseignement dispensé aux enfants du lieu en particulier aux filles ne tardent pas à ramener Germaine Le Goff sur terre. Aucune de ses élèves ne parle français et elle-même ne comprend pas les langues parlées dans la région. De plus, les piliers de l'enseignement républicain que sont la lecture, l'écriture et l'arithmétique ne semblent guère appropriés aux besoins de ses jeunes élèves. Comme elle le relève dans ses mémoires : « J'avais compris qu'instruire comme en France des filles pour un milieu inculte, c'était mettre la charrue avant les bœufs. Les connaissances que j'enseignais étaient-elles des connaissances utiles dans un milieu comme Djenné où il n'y avait ni livres, ni journaux, ni aucune boutique vendant le papier et le porte-plume ? Apprendre à lire pour lire quoi ? Apprendre à écrire pour écrire à qui ? Apprendre les quatre opérations à des fillettes qui ne disposeraient sans doute que d'une poignée de cauris chaque jour pour faire leur marché ... n'était-ce pas haute fantaisie que d'instruire des filles qui auraient à vivre la vie de leurs mères, des femmes africaines depuis des millénaires ? ». (p.47)
Cette remise en question des programmes d'enseignement et de son rôle d'éducatrice la conduit à modifier son approche pédagogique et à essayer de répondre aux besoins réels de ses élèves. Parallèlement, elle cherche à convaincre les parents des alentours d'inscrire leurs filles à l'école. Les effectifs augmentant, elle commence à former des aides-institutrices qui puissent s'occuper des élèves les plus jeunes car, comme on l'imagine, l'administration coloniale qui a envahi l'Afrique « pour la civiliser » est plus prompte à acheminer sur place ses collecteurs d'impôts et ses gardes-cercles qu'à envoyer de nouvelles institutrices pour apprendre à lire et à écrire aux petites Africaines. Cela n'empêche d'ailleurs pas l'inspecteur dépêché sur les lieux de trouver l'approche de Germaine Le Goff intéressante et de rédiger d'excellents rapports sur son enseignement. Cela favorise sa promotion au Lycée Faidherbe de Saint-Louis où elle arrive en 1926. La ville est très animée, l'aviateur Mermoz vient de mettre le Sénégal à quelques encâblures de Toulouse mais malheureusement pour notre institutrice, la vie au lycée s'avère être un véritable cauchemar : le proviseur est incompétent, les élèves agités et l'appartement qui lui est alloué, insalubre.
Les problèmes d'intendance les plus pressants étant réglés, Germaine Le Goff se remet à ses recherches concernant l'éducation des filles. Elle écrit un petit ouvrage de morale intitulé « Mamadou et Kadidia » à l'intention de ses élèves et continue à intervenir auprès des milieux éducatifs, administratifs et coloniaux afin que ces derniers ouvrent plus largement l'accès des jeunes Africaines à l'école. Pour elle « la femme noire africaine n'existe pas dans l'esprit du colonisateur ... et sans égalité des sexes, il n'y a aucun progrès possible, ni en France, ni en Afrique, ni ailleurs » (p.64). Son transfert à Dakar en 1932 lui permet de peaufiner le système éducatif qu'elle préconise, un système basé sur le travail, la tolérance, l'égalité et la liberté religieuse. Cette approche lui attire immédiatement les foudres de l'Evêque de Dakar, mais elle n'y prête guère attention car elle n'est plus la jeune institutrice que malmenait un curé de campagne dix ans plus tôt : Femme forte et déterminée, elle ne s'en laisse plus conter.
En 1936, l'arrivée au pouvoir du Front populaire permet plusieurs réformes, tant en France que dans les Colonies. Pour Mme le Goff ce changement de gouvernement marque le début d'un nouveau chapitre de sa vie professionnelle. En 1938, elle est choisie par le nouveau Gouverneur général de l'AOF pour diriger, à Rufisque, la première Ecole Normale d'institutrices ouverte aux Africaines. Une quarantaine de jeunes femmes désirant devenir institutrices sont alors recrutées dans l'ensemble de la Colonie et deviennent les premières institutrices africaines au terme de leurs études pédagogiques. Cette première cohorte est bientôt suivie par d'autres qui deviendront l'épine dorsale de l'enseignement primaire à l'époque des indépendances. Le discours prononcé par Mme Le Goff à l'occasion d'une invitation de ses anciennes élèves à Dakar , trente ans plus tard, résume assez bien les buts de « son » école :
« Je suis fière de mes filles. Non plus de mes élèves jeunes filles, mais des femmes, des mères, des citoyennes de pays souverains. Là où le destin les a placées, je sais qu'elles accomplissent avec compétence et conscience la tâche qui leur est dévolue. Je sais que leurs enfants montent ! Mais qu'ils n'oublient jamais qu'en 1938 mon but n'était pas de faire en quatre ans des femmes savantes, mais des femmes plus évoluées qui éduqueraient la masse et par leur rayonnement personnel et par l'école. Et qu'ils n'oublient jamais, ces enfants de mes filles, que lorsque je les voyais sortir de notre maison familiale de Rufisque, je n'ignorais pas qu'elles allaient plonger dans un milieu parfois hostile qui n'acceptait pas alors l'évolution de la femme africaine... Mon seul mérite ? D'avoir fait de l'éducation et non pas de la sous-éducation pour pays sous-développés... J'ai compris que « mes Africaines » portaient en elles des qualités profondes, des possibilités dont elles devaient prendre conscience, pour qu'elle puissent les réaliser au mieux. C'est fait. » (p.146)
La guerre éclate peu après l'ouverture de l'Ecole et complique la tâche de Mme Le Goff. On a davantage besoin d'infirmières que d'institutrices et les fonds alloués à l'établissement rétrécissent comme peau de chagrin. La dégradation des bâtiments s'accentue et l'Ecole manque de tout, l'obligeant à fonctionner en quasi autarcie. De plus, l'antipétainisme des Le Goff n'aide pas les choses. Mais l'école reste ouverte et en dépit de conditions extrêmement difficiles, la directrice réussit à maintenir une ambiance familiale et à établir des relations d'amitié, de respect mutuel et de confiance avec et entre ses élèves dont elle ne cesse de défendre la cause. A preuve, son intervention auprès du conseil de discipline en faveur de deux élèves convoquées et finalement renvoyées de l'Ecole parce qu'elles étaient tombées enceintes :
« On demande sévèrement la révocation de ces deux jeunes institutrices débutantes. On les accuse d'être enceintes dans un milieu où le mariage est une simple entente entre deux familles qui s'accordent sur une dot, milieu qui ne fait aucune différence entre un enfant légitime et naturel. On inflige des blâmes à deux pauvres gosses. Deux jeunes filles qui ne comprennent même pas leur faute. Cette erreur de tout juger par rapport à la France mène à une injustice. Cette punition aura des conséquences désastreuses. » (p.112).
Cette solidarité encouragea la tolérance et le travail porta ses fruits. De très nombreuses élèves de l'Ecole de Rufisque devinrent des personnalités importantes dans le domaine des arts, de la culture, de la politique et de l'enseignement au cours des décennies qui suivirent : la Guinéenne Jeanne Martin-Cissé et l'Ivoirienne Jeanne Gervais furent parmi les toutes premières femmes Ministres du continent africain; la journaliste sénégalaise Annette Mbaye d'Erneville, l'écrivaine Mariama Bâ et d'autres ouvrirent la voie de l'écriture au féminin ; d'autres changèrent le statut de la femme dans leur communauté, telle cette institutrice togolaise anonyme qui publia un article autobiographique à Dakar en 1942 sous le titre "Je suis une Africaine...j'ai vingt ans". [Texte disponible à l'adresse suivante : aflit.arts.uwa.edu.au/dakar_jeunes1.html]. Toutes ces femmes accomplirent un travail de titan, souvent dans des régions fort éloignées des grands centres, et leur détermination permit de combattre l'analphabétisme, d'ouvrir l'école aux filles et d'offrir de nouvelles opportunités aux femmes des générations à venir.
Oui, l'histoire de Mme Le Goff vaut la peine qu'on s'y arrête. Elle témoigne d'un moment important de la lutte contre l'analphabétisme et la prise de conscience d'un monde en devenir qui ne se satisferait plus des inégalités entre les sexes, trop longtemps considérées comme inéluctables.
Note
On pourra lire l'allocution prononcée en hommage à Germaine Le Goff par la romancière Mariama Bâ dans Mame Coumba Ndiaye, « Mariama Bâ ou les allées d'un destin », Dakar, Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 2007, pp.181-185.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 06-July-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_legoff09.html