A (RE)LIRE "Analua", un roman d'Elizabeth-Ewombè MOUNDO Paris: L'Harmattan, 2005. (156p.). ISBN: 2 7475 8329 5.
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Analua évoque la relation ambiguë d'une jeune femme avec sa terre natale, sa « quête de l'insaisissable » [1] face à la mort qui lui arrache tous ceux qu'elle aime. Analua est née dans une petite île du Cap Vert et sa venue au monde est fêtée dans l'allégresse. Malheureusement, l'ère de l'abondance ne dure pas et une sécheresse terrible s'abat sur l'achada San Felipe, décimant les troupeaux et anéantissant les récoltes. La famine qui s'ensuit tue une grande partie de la population et oblige Analua et sa grand-mère Maluda à quitter le village. Toutes deux se réfugient en ville chez de lointains parents mais la mort est au rendez-vous là encore. Déstabilisée par le sort qui semble s'acharner sur ses proches, Analua perd son équilibre et n'arrive pas à se libérer des idées noires qui la poursuivent.
Jeune femme attentionnée, alerte et pétillante d'intelligence, Analua a aussi le don d'exprimer simplement les profondeurs insondables de l'âme. Elle sait rendre leur magie aux mots de tous les jours et, comme le dit son ami João, elle sait mieux que quiconque évoquer ses émotions et les racines profondes qui ont fait d'elle ce qu'elle est devenue. De plus, elle est persuadée que « quoi qu'il advienne, nous gardons dans notre mémoire l'odeur de la terre où nous sommes nés, ainsi que les émotions qui l'accompagnent » (p.81). Cette terre ancestrale s'est pourtant montrée plus souvent ingrate que généreuse envers la jeune femme. Non seulement elle lui a ravi toute sa famille, mais elle a aussi été un témoin silencieux de son mariage forcé avec un vieil homme décrépit qui la dégoûte, une spectatrice indifférente à cette alliance contre nature d'une fille à peine nubile et de cette « chose au regard vitreux ... dont ... la crasse se devinait dans les replis des chairs molles » (p.59).
Comme les nombreuses adolescentes qui ont eu à faire face à pareille situation, Analua est tout d'abord choquée: « Je sentis tout mon corps s'affaisser et plonger dans une spirale irrésistible » affirme t-elle. « La lumière s'éloignait alors que la spirale continuait sa course vers un abîme insondable. Je n'eus qu'une certitude avant de sombrer: je venais de quitter l'enfance » (p.59). Mais comme la plupart de ses camarades soumises à la loi implacable des anciens, elle survit au coup terrible qui lui est asséné et se plie aux devoirs que lui impose sa vie avec un homme qui la rebute et qui l'aime « avec l'attention d'un pachyderme vieillissant coupable de posséder un corps si jeune » (p.61). « Je partageais son quotidien, pas sa vie », ajoute-t-elle, « et je l'ai servi avec l'honnêteté qui sied à une fille pauvre mais de famille honorable » (p.61). Ce conformisme avait certainement de quoi plaire à son entourage, mais l'abnégation d'Analua n'a pas pour autant altéré le fond de sa personnalité. Au-delà de son attitude d'épouse soumise, elle reste une jeune femme perspicace et déterminée qui n'est pas prête à accepter aveuglément les prémisses de la sagesse traditionnelle.
Depuis son plus jeune âge, Anuala a un esprit curieux. Elle harcèle sa grand-mère Maluda d'innombrables questions touchant à la nature des choses. Elle veut tout savoir des énigmatiques tours et détours qui ont marqué la destinée familiale. Mais elle se rend compte qu'il y a certaines questions auxquelles même une vieille femme pleine de sagesse ne peut répondre; des questions auxquelles le prêtre de la paroisse ne peut répondre. Et si l'adolescente, respectant la volonté de ses devanciers, peut admettre les raisons qui ont poussé sa grand-mère à la donner en mariage à un vieil homme répugnant, l'esprit vif et argumentateur qui l'habite n'arrive pas à comprendre les raisons qui ont conduit tous ses proches à être fauchés par la mort. Le prêtre de la paroisse invoque la volonté de Dieu, mais du jour où elle a vu sa mère mourir de faim, elle a su, dit-elle, que « Dieu les avait abandonnés » (p.45). Dès lors, elle n'est ni « encline aux prières » ni « dans les meilleurs termes avec Dieu » (p.123). Si elle respecte les prêtres en tant qu'êtres humains, elle rejette leurs préceptes et ne trouve aucun réconfort dans leur invitation à s'en remettre au Père éternel. Elle ne peut pas davantage accepter qu'il soit présomptueux de demander au Tout puissant de justifier la raison de ses actes. Il y a des choses qu'elle ne peut pas accepter et la mort qui s'acharne sur ses proches est sans doute celle qui la perturbe le plus.
Après avoir perdu ses parents et sa grand-mère, c'est son mari et son bébé qui disparaissent à leur tour et elle se rend compte que s'en remettre aux injonctions des prêtres la conduit à une impasse. Son entourage a été décimé et elle se retrouve face à elle-même sans pouvoir expliquer pourquoi elle a été épargnée. Certes, habituée dès l'enfance à ne pas s'apitoyer sur son sort, elle a l'apparence d'une femme solide qui fait courageusement face à l'adversité. Mais les tourments, l'angoisse et l'incompréhension se sont logés au plus profond de son être. Victime de troubles de stress post-traumatique pour emprunter à la psychologie une notion qui enjambe les frontières elle est incapable de se débarrasser de ses appréhensions et se persuade petit à petit que, pour des raisons qui la dépassent, les dieux s'acharnent sur tous ceux qui ont eu la malchance de l'aimer.
Sa brève liaison avec João, le jeune instituteur dont elle tombe amoureuse peu après avoir quitté le Cap Vert, est certainement la plus déchirante expression de l'anxiété qui l'obsède. Après le mari répugnant qui lui avait été imposé, João semble être un cadeau tombé du ciel. Les deux jeunes gens semblent être faits l'un pour l'autre. « Rencontrer João, dit-elle, fut une découverte de moi-même ... Brusquement, cette évidence qu'il avait manqué quelque chose à ma vie, que le voyage avait été long mais que je pouvais poser mes bagages, s'imposa. Il a fait partie de moi à la seconde même où nos souffles se sont mêlés. Un trouble jusqu'alors inconnu s'est emparé de moi, qui ne devait jamais plus me quitter ... Je découvrais la vie. J'étais en paix avec mes ombres intérieures » (p.127). Hélas, la crainte de perdre cet amant magnifique après avoir perdu Maluda et tous ceux qu'elle avait aimé jadis, la reprend et, finalement, la pousse à s'enfuir sans un mot d'explication lorsque João lui confie qu'il a rêvé d'une femme au sourire ironique venu à sa rencontre pendant son sommeil (p.83). Pour Analua, ce songe prémonitoire ne peut avoir qu'un sens: la dame à la faux est revenue pour lui ravir son amant et le seul moyen de lui sauver la vie c'est de le quitter au plus vite. A trop l'aimer, la mort l'avait identifié et, pour la malheureuse Analua, il fallait fuir si elle ne voulait pas avoir à enterrer un être cher une fois de plus. Ce départ précipité porte un coup terrible au jeune homme qui s'enfonce dans la dépression lorsqu'il se rend compte que son amie a disparu sans raison apparente et sans laisser de trace. Ignorant tout des troubles psychiques de sa compagne, il n'arrive pas à imaginer la cause de sa disparition et la fin abrupte d'une idylle si tendre. Le roman ne nous dit pas si João finit par se remettre de son immense crève-cœur mais il nous apprend par contre qu'il faudra des années à Anuala pour se réconcilier avec l'idée qu'elle n'est pas responsable de la mort d'autrui, que le fait de vivre ou de mourir est dû au hasard, que le destin de chacun est tracé dès sa naissance. Comme le lui dit son ami Cardoso qui est considéré comme un sorcier par les villageois de l'achada où elle est retournée vivre « Le vrai, le faux, c'est une question de perception et, comme je le disais tantôt, un problème de foi ... Les hommes qui n'acceptent pas leur destin ... essaient d'en calquer les lignes au miroir de leurs propres désirs » (p.135). L'on pourrait certainement remplacer le mot « désirs » par ceux de « hantises » et d' « appréhensions », comme le montre Anuala.
Pour le commun des mortels, les impressions et les perceptions sont souvent plus importantes que la réalité des faits. Les retombées de la mort du vieux mari d'Anuala le montrent. Alors que ce deuil signifiait que la jeune femme allait enfin être libre de refaire sa vie, au village ou ailleurs, elle ne ressent pas du tout cette disparition comme une libération mais bien plutôt comme l'écho douloureux des séparations qui l'ont précédée. A ses yeux, le trépas de son mari ne fait que confirmer sa certitude que la mort fauche délibérément tous ceux qui vivent auprès d'elle. Ce ne sont ni ses ambitions, ni la dureté des temps, ni la cause réelle des hécatombes humaines dont sont victimes ses contemporains qui hantent son esprit mais « une accumulation de chagrins » (p.87). Elle ne peut pas admettre que, bien que vivante, elle est elle aussi victime du sort qui frappe aveuglément une population soumise aux caprices d'une terre très rude et aux aléas d'un climat souvent imprévisible. Il lui faudra toute une vie pour se résigner à l'idée que sa survie n'est en rien liée à la malemort de son entourage.
L'obsession d'Anuala domine le déroulement du roman. Toutefois, la narratrice ne laisse pas son personnage sombrer dans un abîme de désespérance et elle lui permet de faire « une nouvelle lecture des manifestations de la nature » au terme d'une existence tourmentée (p.135). De retour sur son île, Analua découvre la complémentarité inéluctable du bien et du mal: l'eau si importante à la survie de l'île peut aussi se transformer en flots maudits qui emportent les maisons et les noyés; de même un respect inconditionnel de la loi des anciens assure la cohésion et la pérennité de l'achada mais il prive les jeunes filles du pouvoir de réaliser leurs ambitions et de décider elles-mêmes de leur avenir. Quant à la sorcellerie qui jette indistinctement l'opprobre sur le coupable présumé et sur l'innocent, elle permet d'apporter une réponse aux problèmes qui dépassent l'humain et se situent au-delà de sa logique et de son expérience. Le vieux Cardoso « devenu sorcier pour satisfaire la vie de l'achada » (p.134) n'a pas la prétention de communiquer avec l'au-delà, dit-il à Anuala, mais plutôt de « laisser croire aux gens ce en quoi ils croyaient déjà » (p.135). Les mêmes signes sont interprétés différemment selon les personnes qui les observent, ajoute-t-il.
Comme le disait Elizabeth-Ewombè Moundo au cours d'une interview: « C'est toujours la culture que j'interroge car elle seule peut donner les clefs pour la compréhension de l'être humain » [2]. Anuala témoigne de la résilience des populations capverdiennes qui se sont succédé sur une terre ingrate dont elles ont réussi à découvrir la poésie, l'harmonie et la force vitale. En s'éloignant de son île, Anuala espère pouvoir se reconstruire mais c'est paradoxalement en retournant sur les lieux de son infortune qu'elle vainc les génies du mal avant de retrouver la sérénité et le pouvoir de se laisser vivre à l'instar de son vieil ami Cardoso qui lui laisse sa sagesse en héritage: « Vivre et mourir ici, Analua, est un privilège, lui dit-il. Il faut en partir pour comprendre le sens de la nostalgie. Nos pierres, la rudesse du climat, la mélancolie de nos sites, sont autant de poésies que nous récite tous les jours la nature » (p.142): « La beauté ne se contemple pas uniquement avec les yeux; il faut y mettre son âme » (p.143).
Jean-Marie Volet
Notes
1. Marie-José Lallart. "Préface" d'"Anuala", p.11.
2. Mathieu Mbarga-Abega. "Elizabeth-Ewombè Moundo commente sa large expérience". "Amina" 485 (septembre 2010), pp.18-19.
[https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAewombe10.html]
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-May-2011.
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