A (RE)LIRE "Petite musique de chambre sur le mont Kenya" [1935], un récit autobiographique de Vivienne DE WATTEVILLE. Paris: Payot, 1998, (150p.). ISBN : 2-228-89129-0. Traduit de l'anglais "Speak to the earth", Part II.
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Petite musique de chambre sur le Mont Kenya est la seconde partie d'un ouvrage publié en anglais en 1935 par l'aventurière anglo-hevétique Vivienne de Watteville. Ce texte écrit au terme d'un voyage au Kenya en solitaire est un petit joyau. Plein de sagesse, il évoque non seulement de grands thèmes tels que la solitude, l'environnement, le bonheur, mais il propose aussi une vision positive de la nature humaine. Cet ouvrage est d'autant plus surprenant que le premier livre de Vivienne de Watteville ne mérite guère qu'on s'y arrête: il énumère par le menu les centaines d'animaux abattus par le père de la narratrice au cours de safaris meurtriers, jusqu'au jour où un lion plus rapide que les autres ne fasse taire pour toujours le fusil de ce chasseur émérite.[1]
Les raisons ayant conduit l'auteure à abandonner la ligne tracée par son père et à écrire un plaidoyer poignant en faveur de la faune et de la flore africaine, demeurent matière à conjectures. Toutefois, quelques lignes de l'ouvrage proposent l'amorce d'une réponse : « Autrefois », écrit Vivienne de Watteville, « j'étais partie avec mon père, pour réunir, à l'intention du Museum de Berne, des spécimens de la faune de l'Afrique Orientale. Ç'avait été son rêve ; un rêve longuement caressé et dont la réalisation avait été longuement préparée. Mais mon rêve à moi, ç'avait toujours été de m'en aller dans la brousse sans armes, et, pour ainsi dire, sans arrière-pensées, et de gagner l'amitié des bêtes sauvages. Je n'enviais personne autant qu'Androclès qui, grâce à un incident aussi simple que celui d'avoir rencontré un lion avec une épine dans la patte, et grâce aussi à son habileté à retirer la dite épine, avait gagné la dévotion du lion lui-même. Et maintenant, je retournais en Afrique selon mon gré ».[2]
Ce qui rend le rêve de la narratrice particulièrement intéressant, c'est que son envie de pactiser avec les animaux ne représente pas une fin en soi. Ce projet participe d'un dessein beaucoup plus grand qui consiste à donner un sens à sa vie. Et cela, suggère l'auteure, n'est pas possible tant qu'elle ne s'est pas éloignée du monde et de son effervescence. « Quand l'homme se rapproche » dit-elle, « la Nature se retire au second plan pour ne former qu'un simple décor. Quand il disparaît, elle renaît à la vie... et l'on se retrouve bientôt plongé dans un silence qui n'est ni vide ni désert, mais tout rempli de la poésie de la vie même » (p.45). Une cabane perdue sur les flancs du Mont Kenya, à plus de 3.000 mètres d'altitude, lui semble dès lors être l'endroit idéal pour redécouvrir la vie et le monde, pour y déceler les petites choses qui sont le sel de l'existence et pour comprendre les grands principes qui gouvernent la Nature.
Le rejet du superflu et la simplicité deviennent rapidement les principes fondamentaux de cette quête et ils inspirent tous les domaines de la vie de l'auteure : sa cabane est sans confort, ses besoins très frugaux et les longues randonnées qui la conduisent vers les sommets les plus élevés de la région ne lui coûtent que l'effort de les entreprendre. Cette vie spartiate, loin de lui peser, lui permet d'établir une nouvelle relation avec le monde qui l'entoure. Elle découvre que le bonheur est fugace et que l'intensité des émotions naît de choses très ordinaires qui prennent l'apparence du merveilleux : un lever du soleil au campement de Hall Tarn établi au bord d'un précipice de 300 mètres qui « soulève le monde dans la lumière » (p.55) ; une « branche de fleurs dorées », « le ruisseau qui coulait comme du cristal sur de l'ambre » (p.25) ou quelques oiseaux qui, par groupes de trois ou quatre, chantaient sans cesse deux mesures du quintette pour piano de Brahms (p.135). « Ici » dit la narratrice, « dans une cabane d'une seule pièce, ma porte s'ouvre directement sur le flanc de la montagne... les oiseaux sautillent sans aucune crainte à mes pieds et je ne peux m'empêcher de penser que l'on tire une joie plus douce et plus complète de ces choses que du fardeau et de la responsabilité de biens qui vous en séparent. » (p.82)
De nos jours, les affaires dirigent le monde et l'on apprécie surtout ce que l'on peut posséder, mais, dit l'auteure, « du moment où l'on possède quelque chose, on le met derrière soi, on l'enferme dans son trésor, et l'on retourne à de nouvelles conquêtes, de nouvelles possessions » (p.83). La lecture de Vivienne de Watteville qui écrivait il y a près de quatre-vingts ans montre qu'en marge de l'affairement fiévreux qui agite le monde moderne, les questions qui préoccupent les femmes et les hommes d'aujourd'hui sont les mêmes que celles qui absorbaient les générations précédentes : elles touchent au sens de la vie, à la place de l'humain dans l'univers, à son angoisse face à la mort et au bonheur éphémère qui illumine nos vies de temps à autre. Tout cela ne change guère et chacun doit y apporter une réponse personnelle, ce qui n'est pas plus facile de nos jours que jadis, d'où l'intérêt de nombreuses pages qui évoquent des problématiques résolument modernes.
Un des innombrables passages de Petite musique de chambre sur le Mont Kenya qui pourraient être cités, touche au plaisir mitigé des déplacements rapides en voiture, car, dit l'auteure, le plaisir d'arriver à destination est souvent moins vif que l'agrément du voyage : « Parcourir en auto la route ThikaFort HallMeru, la même route que nous avions faite à pied dans la chaleur et la poussière, cinq ans auparavant, était une expérience singulière et poignante... Ce qui avait été naguère l'étape d'une journée ne prenait guère plus d'une heure en auto. Je ne pouvais me réconcilier avec cette pensée. Il y avait là une sorte d'insensibilité, de manque de respect. Les avantages de l'auto ne sont certes pas négligeables, mais on les paie cher. On peut bien ainsi prouver sa supériorité sur une route à la merci de laquelle on se trouvait auparavant, mais cette supériorité même vous laisse dans l'ignorance complète du pays. Car, somme toute, si longue que la route pût vous paraître, elle vous devenait une compagne que l'on comprenait et qu'on aimait. Du haut d'une auto, les points de repère sont trop furtifs pour garder une signification... » (p.13).
Bien des questions suscitant la perplexité de Vivienne de Watteville restent énigmatiques à l'heure actuelle : Quelle valeur a l'action ? Où se situe la limite qui sépare le courage, la détermination et la folie ? Peut-on respecter les animaux et s'en faire des amis tout en étant carnivore ? Pourquoi persistons-nous à nous diviser au lieu de nous unir alors que « tout est façonné de la même matière, formé par la même inspiration et animé du même souffle de vie » ? (p.146)... L'auteure n'apporte aucune réponse définitive à ce questionnement, mais son séjour en terre africaine la convainc qu'il s'agit là de questions qu'il convient de se poser si l'on veut apporter l'amorce d'une explication aux contradictions et aux mystères de la vie, une vie qui concerne non seulement les êtres vivants, petits et grands, mais aussi la Nature tout entière, les sommets enneigés du Mont Kenya et ses cascades, les rochers et les étoiles qu'on y admire à la nuit tombée.
L'Afrique de Vivienne de Watteville n'a rien de commun avec l'environnement hostile et plein de dangers avec lequel son père entendait se mesurer. Pour elle, c'est un espace accueillant et bienveillant où elle peut entendre son cœur battre à l'unisson avec le reste du monde. C'est le lieu où elle découvre qu'elle n'est pas « une simple quantité négligeable, errant sans but » car, dit-elle, on n'est jamais seule et égarée lorsqu'on ressent la parenté qui lie l'individu à la Nature et à tout ce qui est. (p.146)
Jean-Marie Volet
Notes
1. Vivienne de Watteville. "Out in the Blue". London: Methuen & Co, 1927.
2. Vivienne de Watteville. "Un thé chez les éléphants". [1936] Paris : Payot, 1997, p.11
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 6-March-2009
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