Papa, dix mois après, à un jour près, tu as rejoint ta compagne. Te sentais-tu seul avec nous ? Non ! Tu disais t'adressant à nous « Je ne suis jamais seul, je connais le décor de vos maisons respectives et quand je pense à vous, je m'y déporte et j'y vis avec vous. » De plus, tu savais vivre dans tes souvenirs mémorables tels celui du vieux pêcheur solitaire sur le port de Valparaiso à la tombée du jour. Vous étiez seuls sur terre. Un tableau de maître, un moment d'éternité. Deux hommes de races différentes, l'océan et Dieu.
Les derniers mots audibles que tu m'as adressés sont « Merci Yam. » Les derniers que je t'ai murmurés furent « Repose-toi, tu es le plus brave des papas, je t'aime. »
J'ai caressé ton épaisse chevelure blanche et soyeuse, mes doigts ont épousé les sillons de tes tempes, j'ai déposé des baisers sur ton front puis je suis partie. L'instant d'après tu demandais « Où est Yam ? »
Je retiens mes larmes, tu ne voulais pas nous voir attristés, encore moins en pleurs. Tu confiais quelques jours avant ton départ « Mes enfants, je souffre pour vous. » Père dévoué et prévoyant qui voulait payer les factures domestiques à l'avance et à qui l'Etat remboursa parfois des surplus d'impôts payés. Sur ton lit de l'Hôpital Principal où tu faisais l'objet des meilleurs soins, tu demandais chaque jour « Quel jour est-on ? » ; puis tu demandas à tes enfants Magou et Biram de venir mardi ou mercredi de la semaine. Tu nous quittas mardi dans la nuit et le vol de la Royal Air Maroc de mercredi ramena des enfants meurtris mais dignes.
Marie-Agathe est venue d'Abidjan partager notre deuil, celui de toute la nation qui n'a pas encore le temps de te rendre hommage, tenue en haleine qu'elle est par des soubresauts de politique politicienne.
Un mois avant le grand départ, tu avais éprouvé une dernière colère. Tu en voulais à ceux qui malgré tes quarante années d'injonction ne respectaient pas les normes du codex alimentaire. Ceux qui tuent les Sénégalais à petit feu en leur faisant consommer n'importe quoi. Je réussis à te calmer en te promettant de te donner la parole pour que tu exprimes tes messages essentiels, pour que tu les envoies à tous les journaux. L'article s'intitulerait « Le Docteur Thianar Ndoye vous parle. » Et quand tu parles papa, tout le monde écoute. Tu es un puits de science et tu t'exprimes avec verve et humour. Maintenant que tu es parti, ce ne sera plus un article écrit sous ta dictée mais un ouvrage, ton viatique au monde ; un livre inspiré de tant d'heures consacrées à boire tes paroles, à les inscrire sur le papier, à les graver dans mon cœur comme l'acuité de ton regard quand tu me demandais « Ça va Yam ? ça va bien bien ? »
Père tendresse, père nourricier pourvoyeur de biens et de bénédictions. Tu nous flattais en disant « Si je vis si longtemps c'est parce que vous m'aidez à rester, si je le voulais, je partirais aujourd'hui. » Cela signifiait je me laisserais aller; mais il n'était pas dans ta nature de te laisser aller. Tu t'es accroché jusqu'au bout pour nous épargner la douleur de ton absence. Ta dernière joie a été ma nomination au poste de directeur général du livre. Tu avais souri et murmuré « Avancement rek ! On va arroser ça ! »
Puis les jours suivants, tu demandais si les invités étaient arrivés, si les griots de Bambylor étaient là, si les bœufs étaient déjà immolés ... invités, griots et bœufs qui furent là tantôt. Tu avais la vision prémonitoire de tes funérailles.
Tu détestais le mensonge, tu méprisais la vulgarité, tu ne supportais pas l'arrogance, tu méconnaissais le danger quand l'honneur des tiens était en jeu. « Gentleman-fermier » était le seul titre que tu revendiquais. Toi issu de l'élite des premières générations de médecins africains,
Toi qui avais en neuf mois accompli avec succès le cycle que tes camarades du Collège Blanchot de Verly accomplissaient en trois ans,
Toi médaillé d'honneur des Epidémies, de la République française, pour avoir contracté la peste au chevet de tes malades,
Toi, guide éclairé des Lébous du Sénégal,
Toi dépositaire des secrets du culte des ancêtres, prêtre converti à l'Islam mais redouté des masses,
Toi qui...
Toi le...
Tu choisissais dans l'intimité d'être qualifié de gentleman-fermier. Gentleman tu l'étais jusqu'au bout des ongles par ton raffinement, ton élégance, tes bonnes manières presque surannées ; fermier tu le demeurais dans ton cœur nostalgique des pastorales du ravin de Diobass.
Jusque dans la mort tu es resté plein de retenue et de discipline, les cheveux soigneusement peignés, le front brillant, le menton haut, les mains le long du corps, les ongles coupés, les jambes étirées. C'était ta posture habituelle dans le sommeil. Combien de fois dans notre jeunesse n'avons-nous pas guetté le léger soulèvement du drap sur ta poitrine pour nous rassurer que tu étais bien vivant !
Une nuit, cette septième nuit que tu passes sous la terre de Dangou, étendu entre tes deux parents, séparé de maman par la dalle de marbre noir de Mame Birame Ndoye. Celui qui avait choisi la belle Fatou Dieng Meissa pour son dernier fils émérite.
Merci Papa, le paradis sera la récompense du centième de tes bienfaits prodigués aux enfants, aux malades, aux démunis, aux désaxés de tout bord en quête de repères, aux tiens.
Au nom de mon frère, de mes sœurs, en ma qualité d'aînée, je te remercie Seigneur de nous avoir donné les parents que tu nous a donnés.
MARIAMA NDOYE
Dakar, Octobre 2011
Editor ([email protected])
Created: 14 March 2012
https://aflit.arts.uwa.edu.au/tiam_ndoye12.html