Le Festival Festafrica s'est déroulé à Lille du 27 octobre
au 1er novembre 2006. Cet événement dont c'était la 14e
édition, et qui est piloté par Nocky Djedanoum, Lillois tchadien,
réunit chaque année, autour d'écrivains africains,
diverses manifestations: débats littéraires, spectacles,
conteurs, griots, colloques universitaires, librairie, etc... Cette
année marquait la célébration du centenaire de la
naissance de Léopold Sédar Senghor (1906-2001). Nous y avons
rencontré Monique Ilboudo, Ministre au Burkina Faso, Scholastique
Mukasonga, écrivaine rwandaise, et Fatou Agossah, étudiante
sénégalaise et également membre de l'équipe
d'organisation de Festafrica. Trois femmes qui se battent, chacune à sa
façon, pour que vive une meilleure Afrique. Par notre envoyée spéciale à Lille, Nadia Khouri-Dagher. |
Monique Ilboudo est docteur en droit et militante des droits des femmes. Pendant des années, elle a tenu une rubrique, "Féminin Pluriel", dans le journal L'Observateur Paalga, où elle informait les femmes de leurs droits et sensibilisait le reste de la population à leurs problèmes. Nommée Secrétaire d'Etat aux Droits de l'homme en 2000, elle est devenue Ministre de la promotion des droits humains en 2002. Auteur de plusieurs ouvrages, elle était à Festafrica pour son dernier livre, Droit de cité. Etre femme au Burkina Faso (éditions Remue-ménage, Montréal, 2006).
Parlez-nous de votre dernier ouvrage, "Droit de cité. Etre femme au Burkina Faso" ?
Pendant des années, en plus d'enseigner à l'université, je rédigeais des chroniques dans la presse, sur les questions touchant les femmes. J'avais en outre rédigé de nombreux articles de fond, pour mes recherches universitaires, sur ces questions. En 2004, j'ai été invitée au Québec, pour un Festival international du Livre. J'ai rencontré l'éditrice de Remue-ménage, qui a insisté pour que je lui propose quelque chose. Je me suis plongée dans tous les écrits que j'avais rédigés, et j'en ai fait comme une synthèse. Le livre se compose de trois parties : "Un corps à soi"; "Une chambre à soi"; "La Cité à tous".
Vous avez d'abord été connue au Burkina pour vos chroniques dans la presse sur les droits des femmes...
Je suis rentrée de France, après mon doctorat, en 1992. De 1992 à 1995 j'ai tenu une rubrique hebdomadaire, "Féminin pluriel", dans L'Observateur Paalga. C'était la première fois qu'une telle rubrique existait dans un journal burkinabé. Je suis juriste : j'expliquais aux femmes les textes de lois. Je dénonçais certaines injustices faites aux femmes, comme l'excision. Aujourd'hui je suis ministre, mais au début, j'ai été violemment attaquée ! On me traitait de féministe, on m'insultait même. Ça n'était pas toujours facile ! Même aujourd'hui, ça reste difficile de lutter pour les droits des femmes : les femmes les plus militantes n'aiment pas qu'on les qualifie de féministes, comme si c'était une insulte !
Pourquoi vous êtes-vous engagée dans la lutte pour les droits des femmes ?
Quand on vit dans nos sociétés, on devient très tôt sensible à ces questions. Depuis toute petite, je refusais tout ce qui à mes yeux constituait une injustice. J'ai cinq frères, et je désobéissais quand je devais m'occuper des tâches ménagères, alors qu'eux pouvaient aller jouer. Je me révoltais. Beaucoup plus tard, quand l'ai commencé à lire des livres sur ces questions, pour mes études, je me suis dit: "Mais c'est exactement ce que je ressentais, c'est exactement ce que j'avais à dire !". Finalement, mes études n'ont fait que conforter la révolte de la petite fille que j'avais été.
Vous êtes connue pour vous être attaquée à l'excision. Quels résultats avez-vous obtenus en plusieurs années de combat ?
L'excision n'est pas mon seul combat ! J'ai beaucoup parlé de l'école, de la liberté matrimoniale, des sorcières, de la prostitution, des mariages forcés. Mais beaucoup de gens ne retiennent que l'excision. Cela dit, depuis 1996, l'excision est punie par la loi au Burkina Faso. Déjà depuis la Conférence des femmes à Mexico, en 1975, des femmes burkinabé avaient été sensibilisées à la question. Mais le premier procès, avant même l'existence d'une loi, contre l'excision, a eu lieu en 1995, sous l'infraction de "coups et blessures". La partie civile était le Comité national de lutte contre la pratique de l'excision, contre une exciseuse. Le procès a été gagné, même si la peine était faible. Mais la victoire fut symbolique.
Comment poursuivez-vous votre travail de militante tout en étant ministre ?
Je poursuis le même travail, avec d'autres moyens, plus importants! J'organise des tournées de cinéma mobile sur les droits humains, du théâtre, des campagnes médiatiques. Nous allons dans tout le pays. Nous parlons de tous les droits humains: ceux des personnes âgées, des handicapés, des enfants... Car les lois existent, au niveau des Nations Unies, au niveau national, mais combien les appliquent ? La véritable démocratie, c'est quand la majorité comprend les lois, et y adhère.
L'impact de ce travail d'information ?
Il est net ! Par exemple, il y a dix ans, les courriers des lecteurs dans la presse étaient tous anonymes: les gens s'exprimaient, protestaient, mais n'osaient pas signer. Aujourd'hui, ils mettent leur nom, et même parfois leur numéro de téléphone! On a aussi avancé sur la notion de devoirs du citoyen, pas seulement des droits; sur la notion de citoyenneté fiscale par exemple. Le pays a beaucoup changé, il y a une vraie liberté de ton aujourd'hui. Il sera difficile de revenir à un Elat d'exception comme ce que nous avons connu. On a avancé, et on continue d'avancer.
Contact: [email protected]
Scholastique Mukasonga a publié en 2006 un premier récit autobiographique remarqué, Inyenzi ou les cafards (Gallimard). A Lille, face à un public qui l'écoutait, captif, elle est venue raconter, avec ses mots de "femme ordinaire" - elle est assistante sociale - l'horreur du génocide mandais, et la culpabilité d'avoir survécu, parce qu'elle vivait en France, alors que tous ses proches avaient péri. Un "livre-sépulture" pour les siens. Un livre pour témoigner, survivante. Et un désir de réconciliation pour son pays, le Rwanda. Car, nous expliquait-elle, Tutsis et Hutus ne sont pas deux "ethnies" distinctes, comme les colons les avaient baptisées, mais frères de sang d'une même terre.
Comment est né votre livre ?
J'ai commencé à écrire dès que j'ai appris le génocide, en 1993. C'est quelque chose qui était attendu chez nous depuis longtemps. Pendant des années, nous vivions comme quelque chose de normal les razzias, la violence... Je vivais en France depuis 1973: mes parents m'avaient envoyée en France pour étudier. Quand le génocide a éclaté, j'ai senti que j'avais été envoyée avec la mission de vivre. J'avais été désignée pour être la mémoire des miens, j'avais été choisie pour être gardienne de cette mémoire. J'ai commencé à écrire, dans des cahiers d'écolier. Et en 2004, j'ai eu la force de retourner chez moi, dix ans après le génocide. Je me suis rendue sur les lieux où les membres de ma famille habitaient, et où ils avaient péri. C'étaient trois villages de déportés, et il ne restait plus trace de vie, rien. Si je vous avais dit: "Il y a eu une existence humaine ici", vous m'auriez prise pour une folle. Tout ce qui me restait, c'était la mémoire. J'ai rédigé ce témoignage pour qu'il soit digne de ma famille disparue. J'ai fait un tombeau de papier. Parce que là, dans ces villages, il n'y avait aucune tombe, aucun monument. J'ai fait de mon ouvrage leur sépulture.
Vous avez écrit pour évacuer toute cette terreur...
Oui. Pendant le génocide, toutes les nuits, je faisais un cauchemar, toujours le même : on me poursuivait, avec des machettes... Quand quelque chose comme ça arrive, la première chose que l'on ressent c'est la culpabilité: "Pourquoi ce n'est pas moi ?". "Pourquoi je dois être là, à déjeuner, pendant qu'on est en train de découper les miens ?". Le génocide n'a pas réussi: on a essayé de nous exterminer. Mais je suis l'une des mémoires vivantes. Même si je sens qu'il y a quelque chose qui est mort parmi nous les survivants. Certains des survivants n'ont pas tenu debout : ils n'ont pas pu survivre. Mais moi je me suis dit: "Je suis la mémoire. Je n'ai pas le droit de faiblir. Je dois narguer le destin". On est resté debout. On a eu cette force. On doit faire revivre les disparus.
Etes-vous dans une démarche de pardon par rapport aux agresseurs ?
Je n'en suis pas encore à utiliser la mot "pardon". Pour moi, je l'ai retiré du dictionnaire. Car pardon, c'est une victime face à son bourreau. Le mot approprié est : réconciliation. Les Rwandais doivent se réveiller et retrouver les valeurs profondes qui leur ont permis longtemps de vivre ensemble. Mais le pardon, je ne peux pas. Prendre le temps de découper un bébé devant sa mère, tuer comme des fonctionnaires, en s'arrêtant à midi pour déjeuner et en reprenant à 14 heures, tuer dans des églises alors que c'était un pays très religieux... Si on avait fusillé, on pourrait travailler autour du pardon. Mais les actes qui ont été posés sont trop barbares.
Quelle est votre analyse de ce drame qu'a vécu le Rwanda ?
On a présenté le génocide comme une guerre d'une ethnie contre l'autre : Tutsis contre Hutus. Mais nous ne sommes pas deux "ethnies" : nous avons la même langue, les mêmes coutumes. Dans une même famille, un frère éleveur de bétail peut être Tutsi, et un autre qui est agriculteur, Hutu. Nous, les Tutsis, avant le génocide même, nous n'étions plus des Tutsis: on nous appelait les cafards lnyenzi, d'où le titre de mon livre. Pendant 30 ans, nous avons vécu des mini-massacres, jusqu'à la solution finale - les premières violences contre les Tutsis ont éclaté en 1959. Mais le drame du Rwanda est une conséquence du drame colonial: ce sont les colons qui ont désigné comme "ethnies" les Tutsis et les Hutus, alors que ces mots ne désignaient que des occupations avant, comme Kante désigne les forgerons au Sénégal par exemple. Et ils ont ainsi divisé le pays en 85% d'une majorité, et 15% d'une minorité. Et pendant des années, on a dit aux uns: "Vous êtes les plus intelligents, c'est vous qui dirigez le pays"; et on a dit aux autres: "Ils vous méprisent, ils vous dominent". On a même inventé une légende selon laquelle nous les Tutsis ne serions pas rwandais, mais serions descendants des Egyptiens, donc étrangers. Le drame du Rwanda est une conséquence directe du drame colonial.
Contact: www.gallimard.fr
Etes-vous une grande lectrice de littérature africaine ?
Les premiers livres que j'ai lus, c'étaient ceux de Maryse Condé, par mes parents. Puis j'ai lu Léopold Sédar Senghor: Les contes de Leuck le lièvre. A l'adolescence, j'ai commencé à beaucoup lire, on lisait pas mal dans ma famille.
Pourquoi avez-vous choisi de rejoindre l'équipe de Festafrica ?
Pour participer à la promotion de la culture africaine. Surtout en cette année où nous célébrons le centenaire de la naissance de Senghor. On a parlé de négritude dans les débats: moi, ma négritude, je la vis pleinement, en France! J'ai rejoint Festafrica par conviction, car nous partageons la même approche de l'Afrique: qu'il faut sortir du misérabilisme, que nous pouvons apporter notre pierre à la construction de l'édifice "Afrique". On est un continent où on sourit beaucoup, malgré toutes les galères qui nous arrivent. On s'accroche.
Vous êtes une afro-optimiste ?
Je crois bien que oui! Le Sénégal bouge énormément. J'y retourne régulièrement, tous les ans, tous les deux ans. Je rencontre la jeunesse, par mes cousins, ma famille. Ils veulent développer leur pays. Moi aussi, j'ai envie de faire avancer le pays. Le Sénégal est un pays-exemple en Afrique de l'Ouest: on a la stabilité, la démocratie qui fonctionne. Je connais pas mal de personnes qui y sont retournées après leurs études en France : elles travaillent dans des banques, elles ont monté leur entreprise. Moi, j'ai un projet (secret que nous ne dévoilerons pas! ndlr). Je pense que si nous qui avons fait des études en France, n'avons pas l'envie de retourner chez nous pour construire notre pays, personne ne le fera pour nous. Sinon ça s'appelle la fuite des cerveaux.
Ne craignez-vous pas de vous sentir un peu étrangère, après presque 20 années passées en France ?
Non. J'y ai toujours mes repères. Au Sénégal, je ne suis pas dépaysée. Je ressens parfois des petits décalages, par exemple dans les goûts musicaux : j'en suis restée à tel artiste qui marchait bien, et il y en a de nouveaux que je ne connais pas. Et puis je parle toujours wolof, grâce à ma mère.
Qu'aimez-vous le plus au Sénégal ?
Tout ! Bien sûr, il y a des choses qui m'énervent. Mais ce que j'aime, chez nous, c'est le côté très famille. Même si on n'est pas là physiquement, on a des nouvelles par le téléphone, par internet, à chaque occasion, on s'envoie des cassettes. On a la solidarité. On a un mot, "Teranga", qui veut dire hospitalité. Nous sommes un peuple très chaleureux, ouvert. En France, on est très individualiste, c'est chacun pour soi. Il y a des personnes qu'on peut croiser tous les jours, et le bonjour ne vient pas naturellement. J'aime le Sénégal, et j'ai vraiment envie de rentrer chez moi.
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Propos recueillis
par Nadia Khouri-Dagher