Elle dansa sur la crête des vagues
    Extrait d'une pièce de théâtre de Michèle Rakotoson
    écrite en 1972
    Prière de lire la
    notice sur la protection des droits d'auteur


    Au début de la pièce, on voit dans l'obscurité, une silhouette de femme qui lit un texte. Peu à peu la lumière augmente pour dévoiler un homme et une femme qui répètent. Elle et lui ont la quarantaine élégante, un peu fanée, fatiguée. Dans le fond de la scène, un vieil homme. Des piquets encerclent la scène. La pièce démarre sur de la musique.

    Elle: La chute sera lente, si lente
    les heures s'égrènent goutte à goutte et accompagnent la mort
    les âmes harassées refusent le temps du deuil
    s'agrippent les heures qui s'accumulent et refusent de couler

    (silence, puis elle chantonne):
    Chante mon âme chante
    l'époque de la pénombre, la hantise et les obsessions.
    Chante mon âme, chante

    Elle: (Le ton change et devient celui de la conversation)
    C'était je crois un jour de Juillet...

    Lui: La brise tapissait le silence, le vent s'était éloigné...bêtes et hommes étaient aux aguets

    Elle: Dans cette ville blanche, ce port, les mots étaient venus comme un souffle qui se lève ou un écho...

    Lui: la guerre disaient-ils, la guerre...

    Elle: chante mon âme, chante
    l'époque de la pénombre
    le ventre qui se recroqueville
    les souvenirs de l'horreur...

    Lui: des voitures rodaient dans les quartiers du haut, une valse avait commencé, la danse des hommes en noir et en cravate de soie qui jaillissaient en chuchotant des voitures noires elles aussi...
    (un silence qui se prolonge)

    Elle: il faut maintenir la paix disaient-ils

    Lui: La brise tapissait le silence, le vent s'était éloigné...bêtes et hommes étaient aux aguets...

    Elle: Dans cette ville blanche, ce port, les mots étaient venus comme un souffle qui se lève ou un écho...

    Lui: la guerre disaient-ils, la guerre... Des voitures rodaient dans les quartiers du haut, une valse avait commencé, la danse des hommes en noir et en cravate de soie qui jaillissaient en chuchotant des voitures noires elles aussi...Maintenir la paix disaient-ils, il faut maintenir la paix.

    (le silence se prolonge, puis la radio se met en marche, fort)

    Radio: Le Représentant de l'Organisation des Nations Unies est actuellement entre nos murs. Une rencontre avec le Président de la République est prévue dans les prochains jours.

    (l'homme se dirige vers la radio, diminue le son)

    Lui: Reprenons...une voiture était passée dans les quartiers du bas, des hommes étaient sortis des rues de la vieille ville, des hommes en cagoule qui ont tiré...dix morts immédiatement cachés.

    (elle se dirige vers la fenêtre, tripote les verrous comme si elle allait l'ouvrir, renonce à son geste)

    Elle: (chantonne)
    Les heures s'égrènent goutte à goutte
    s'agrippe le temps qui refuse de couler
    comme la rosée le matin se distille l'attente
    se distille la peur
    Dans les ruelles les femmes criaient: fuyez enfants, fuyez. Fuyez les cris et les larmes, fuyez les hurlements. Et vous femmes courez, partez avant qu'il ne soit trop tard... Partez. Ils vont rechercher les hommes et les jeunes gens sortis de vos entrailles. Dans ce ballet de mort, ils ont besoin de sang, fuyez femmes, fuyez, emmenez vos garçons...

    (un silence assez long se passe, elle se colle au mur avant de répéter)

    avant qu'il ne soit trop tard... Le désespoir s'installe peu à peu, pas à pas, la ville est en grisaille, parsemée de mots d'ordre, voitures en vert de gris, misère en uniforme...

    (en sourdine, la radio joue un air militaire, puis on entend un discours, peu importe d'ailleurs ce qui est dit, le plus important est le ton militaire qui est donné)

    Elle: Le ventre se recroqueville au souvenir de l'horreur
    les mots prennent la couleur de la hantise et des obsessions
    l'horizon s'est couvert du nuage noir qui s'est levé sur la ville
    les nuits blanches ont la puanteur des corps angoissés
    la peur s'est faite atmosphère et couvre toute envie de vivre
    les petits matins ont des relents d'effroi.
    et la rumeur elle, arrive lentement, comme la brise, comme le vent. Les chants et les mots s'oublient, déraillent (silence)

    Elle: Une voiture était passée dans les quartiers du bas, des hommes étaient sortis des rues de la vieille ville, des hommes en cagoule qui ont tiré.

    Lui: (changeant de ton) Songeur oui, c'est vrai qu'ils ont immédiatement tiré...reprend la direction du texte. De toutes façons il faut en parler, soupire...reprends:

    Elle: Reprendre quoi

    Lui: Les morts furent cachés...

    (elle a un léger rire, soupire puis dit:)

    Elle: Tu me fais peur... Et je me fais peur en vivant avec toi... Il y a des moments où j'ai envie de te déchiqueter pour savoir ce qui se passe en toi, comprendre ton fonctionnement, cette machine si bien rodée...

    Lui: Que veux-tu dire?

    Elle: Rien. Reprenons.
    (un silence assez long se passe, elle se colle au mur, le regarde au loin, avant de dire:)

    Elle: Dans les ruelles les femmes criaient: fuyez enfants, fuyez. Fuyez les cris et les larmes, fuyez les hurlements. Et vous femmes courez, partez avant qu'il ne soit trop tard... Partez. Ils vont rechercher les hommes et les jeunes gens sortis de vos entrailles. Dans ce ballet de mort, ils ont besoin de sang, fuyez femmes, fuyez, emmenez vos garçons. (elle laisse passer un silence avant de dire)

    L'histoire se répète, une histoire trop connue, celle du temps des guerres, le temps des soldats morts, de la conscription et du silence aussi. Le silence des couvre feux, puis les mitraillettes qui claquent et les cris au secours. Elle se tait, s'assied dans un coin, le silence dure puis toujours assise dans son coin, elle parle plus que ne dit son texte: Le désespoir s'installe, peu à peu, pas à pas. Ville en grisaille, parsermée de mots d'ordre, voitures en vert de gris, misère en mitraillette, nos fils en uniforme... La nuit recouvre tout, lentement, si lentement. Elle remplit la plaine et tamise les rizières de pénombre et de chuchotements. Le vent a cessé ses tourbillons, il se maintient maintenant sur chaque geste, sur chaque pas, s'insinuant entre les paupières, adhérant à la peau, s'incrustant goutte à goutte sur chaque parcelle de nos corps, empêchant de respirer, de rire, de réfléchir, noyant toute envie dans ce magma informe.

    Lui: L'histoire se répète, une histoire trop connue

    (elle va vers le piano, veut en jouer, arrête)

    Elle: J'ai peur

    Lui: Je sais.

    Elle: (crie) Je sais, je sais, tu n'as que ce mot à la bouche.

    (Il va au piano, plaque quelques accords)

    Elle: (criant encore plus fort): Mais qui es -tu donc, on t'annonce une guerre et tu restes imperturbable.

    Lui: Ne joue pas le jeu de la mort. Travaille

    Elle: (interloquée) Travailler?

    Lui: Oui, pour l'instant c'est la seule chose à faire

    Elle: La seule chose?

    Lui: Oui, combattre la laideur, l'horreur, la haine. La mort est une chose sale; c'est la décomposition, la merde, la morve, le silence qui s'insinue et s'incruste dans chaque pore de la peau, dans chaque geste.

    Elle: Tu as peut-être raison. Continuons.

    Lui: Les canons sont chargés d'une seule pierre
    et la mitraille est rassemblée
    le nuage rouge se range dans la soute de l'oiseau de feu

    Elle: Des jeunes gens vont mourir
    les mousquets s'alignent pour le tir
    trois fois sept combattants à mettre à mort
    ainsi chante le vent
    ainsi murmure la pluie.

    Le vieil homme: La brise tapissait le silence, les nuages dans le ciel se dressaient et l'obscurité cachait la lune. Bêtes et hommes étaient aux aguets, par delà la mer sauvage, les vagues s'en allaient, infidèles.

    Elle: C'est la guerre ajoute le vent, la guerre reprend la brise, la rumeur arrive lentement comme un vent qui a cessé ses tourbillons. La terreur s'étend comme une ouate qui pèse maintenant sur chaque geste, sur chaque pas, s'insinuant entre les paupières, adhérant à la peau, une odeur de mort s'incrustant goutte à goutte sur chaque parcelle de nos corps, empêchant de respirer, de rire, de réfléchir, noyant toute envie dans ce magma informe...la guerre, toute une société en état de mort.

    Lui: La mort aux couleurs de grisaille...aux couleurs de quotidien.

    Elle: Un quotidien aux couleurs de grisaillle et de mots qui s'éloignent. Le quotidien de l'attente.

    Lui: Chante. les heures s'égrènent goutte à goutte
    s'agrippe le temps qui refuse de couler
    s'égrènent les heures
    et tombant goutte à goutte
    comme la rosée le matin
    se distille l'attente
    se distille la peur.

    (le chant va en crescendo. Il se remet au piano. Le vieil homme psalmodie;)

    Le vieil homme: Partez femmes partez,
    les nuages dans le ciel se dressent
    et l'obscurité cache la lune
    par delà la mer sauvage
    les vagues s'en vont infidèles
    partez, femmes, fuyez.

    (l'homme joue plus fort)

    Le vieil homme: Le tonnerre gronde au loin sur la colline
    Les orchidées fleurissent à l'ouest
    l'oiseau bleu se met à pleurer

    ©Michèle Rakotoson


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    Editor: ([email protected])
    The University of Western Australia/French
    Created: Sunday, 31 August 1997
    https://aflit.arts.uwa.edu.au/IneditRakotosonvagues.html