Longue nuit dans la forêt des abeilles
    Un conte d'Edna Marysca Merey Apinda
    2006
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    *

    Parfois la nuit quand la lune est triste parce que les étoiles paresseusement refusent de briller, elle s'approche tout doucement. D'une voix claire, elle demande au hibou perché sur une branche de lui raconter une histoire. Alors, le hibou se met à jouer au conteur pour le plaisir de son amie la lune. Un peu comme ce soir. Ecoutez-le :

              C'était il n'y a pas si longtemps. La forêt des abeilles était en émoi. Cali le grand singe avait convoqué une réunion importante.
              Il parla ainsi :
              « Singes, amis singes. Les lunes passent et défilent. Je me fais vieux. J'ai donc décidé de renoncer à mon trône. »
              « Oh ! » crièrent les autres singes. Le temps est-il passé si vite ! »
              « Oui mes amis. Cela fait des lustres que je vous dirige et je pense qu'il est temps pour moi de prendre ma retraite avant que ma tête ne me joue des tours. »
              « Oh ! » crièrent les autres singes. « Es-tu sûr que ta décision est la bonne ? Nous t'admirons toujours autant, grand singe ; et nous savons que jamais tu ne nous mèneras dans un fossé. »
              « Singes, chers amis singes, il faut savoir se retirer avec dignité. Ne m'en voulez pas. »
              « Oh ! grand Cali, nous comprenons et approuvons ta démission. »
              « Bien, je vous ai convoqués pour vous annoncer que j'ai quelqu'un à proposer à ma succession. »
              « Ah ! Qui est-ce, grand Cali ? Le connaissons-nous ? »
              « Il s'agit de quelqu'un pour qui j'ai beaucoup d'admiration. »
              « Ah, grand singe! Dis-nous tout. »
              « Il s'agit de Lucci la limace. »
              « Non ! »

              Dans un coin, Larsen le petit ouistiti chuchota : « On dirait bien que la tête de notre cher Cali a déjà perdu un boulon. »
              Les autres singes s'écrièrent : « Comment est-ce possible ! Lucci ? Mais c'est une limace ! »
              « Et un grand ami à moi », renchérit Cali, « Lucci est un être intelligent ayant beaucoup de discernement. »
              « Grand singe, sauf notre respect, il vaudrait mieux que tu ailles te coucher. »
              « S'adressant à l'assemblée des singes, Issopé l'orang-outan annonça : « Je crois que nous avons tous besoin d'une bonne nuit de sommeil. Je pense que comme nous tous, Cali notre chef estimé, a été très affecté par la mort de la tendre et douce Luna. Paix à son âme, cher Cali ! Elle nous manque terriblement. »
              Le grand singe laissa échapper une larme. Luna était sa fille unique, la prunelle de ses yeux, son soleil, le sucre dans sa banane. Il l'aimait plus que tout au monde. Malheureusement, un soir, le vent dans sa course furieuse avait fouetté le visage de la jolie Luna. Elle s'était affalée sur le sol et avait fermé les yeux à jamais. Vingt-et-une lunes après le départ de son âme, la forêt des abeilles la pleurait encore.

              « Amis, chers amis singes. Ma décision a été mûrement réfléchie. Je réitère mon intention de céder mon fauteuil à Lucci la limace. Je vais demain, aussitôt que le soleil sera levé, l'en tenir informé. »
              « Singes, amis singes, » intervint Issopé, « nous avons la nuit pour apaiser nos esprits. Demain nous serons à même de comprendre les motivations de notre grand Cali. Je propose que nous allions tous nous coucher. Demain matin, nous nous retrouverons à ce même endroit, dans la sérénité. Bonne nuit à tous. »
              La colonie des singes se dispersa dans le silence. Cali le grand singe alla rejoindre son refuge. Les étoiles chantèrent tout doucement pour bercer le sommeil des singes.
             

              Dans le nombre, il y en avait un qui ne dormait pas : Woulia, le chimpanzé le plus intelligent de la colonie. A lui, on ne ferait pas le coup de la limace qui aurait beaucoup de poigne pour diriger une colonie de singes. Alors, il fallait l'excuser si cette nuit il n'avait pas sommeil. L'heure était trop importante pour fermer l'œil. « Je vais faire un tour au bord de la marre à la recherche de cette fameuse limace. J'aimerais qu'il me prouve sa grande intelligence. Je ne dormirai pas tant qu'il ne m'aura pas ébloui. »
              Sur ce, se balançant de branche en branche, Woulia arriva à la lisière de la forêt. A cet endroit, l'orage avait laissé une preuve de son passage : une marre de boue.
              « Je cherche le beau Lucci ; je cherche le grand Lucci. J'ai entendu parler de lui par Cali le grand singe. Je suis là pour le rencontrer et le féliciter pour sa bravoure. Savez-vous où je pourrai trouver Lucci ? »
              Woulia s'arrêta un moment pour reprendre son souffle. Il lui fallait bien flatter cette bestiole pour qu'elle daigne paraître devant lui.
              « Ohé ! Savez-vous où je peux trouver le grand Lucci ? » insista Woulia.
              « Tais-toi et approche. », murmura une voix provenant d'une herbe parfumée à la rosée du soir. Woulia s'inclina pour écouter Lili la luciole. Cette dernière lui apprit que Lucci la limace se cachait.
              « L'écho de votre réunion a couru nous prévenir que demain, la vie de Lucci sera en danger. », fit la luciole.
              Se redressant, Woulia serra ses poings. Il s'étonna : « Comment ça en danger ! » Alors Lili la luciole continua : « L'écho nous a informés que votre grand Cali a fait de Lucci son successeur. Dis-moi quel singe (vous animaux d'une grande finesse d'esprit) se laisserait gouverner par une limace ? Dis-le-moi. Lucci sait que certains d'entre vous auront envie de lui faire la peau. Raison pour laquelle notre limace (ami de tous ici) a décidé de se cacher. Je ne peux t'en dire plus. Au revoir cher singe. Tu m'es très sympathique.
              « Bonne nuit à toi chère luciole. Je te trouve très jolie. » Sur ce, Woulia continua son chemin.

              Il tomba bientôt sur Scar l'escargot, ami de longue date de Lucci la limace.
              « Bonsoir à toi, singe. Que fais-tu dans les parages ? N'y a-t-il plus de bananes dans ton repère ? », fit Scar en riant jaune.
              « Trêve de plaisanterie, ami Scar. », fit Woulia. « Je suis en mission spéciale. »
              Scar lui lança un regard méfiant. « Excuse-moi, mais je ne te serai d'aucune utilité. Je ne connais ni de près ni de loin Lucci la limace. Au revoir. » Et Scar disparut dans sa coquille.
              Woulia s'approcha et le secoua : « Ne te cache pas. Tout le monde sait que les limaces et les escargots sont cousins. Sort de là, poltron. »
              « Tu viens de le dire en effet. Lucci est mon ami. Je sais que vous, grands mammifères en ces lieux, avez l'intention de lui faire la peau. Même sous la torture, je ne te dirai pas qu'il se cache sous cette pierre blanche. », lança Scar.
             
              Woulia sourit et laissa Scar trembler dans sa coquille. Il s'approcha de la fameuse pierre blanche. Là il se rendit compte que Lucci s'était planqué sous une feuille morte. Woulia souffla sur la feuille qui s'envola.
              « Alors Lucci ! Dis-moi tout. Qu'as-tu de si exceptionnel pour que notre grand Cali, si brillant d'habitude, ait l'idée sotte de te faire successeur de son trône ? »
              Lucci la limace se défendit : « Je n'ai rien demandé. J'ai sommeil. Laisse-moi tranquille. »
              Il voulut s'endormir mais Woulia l'en empêcha en soufflant sur ses antennes. « Je suis désolé d'être désagréable », fit le singe « mais je me suis promis de connaître ton secret avant l'arrivée du jour. »
              « De quel secret parles-tu ? »
              « Il faut bien que tu en aies un pour que Cali perde la tête et fasse de toi quelqu'un d'assez digne pour gouverner une colonie de singes. Allez Lucci, parle. Je t'écoute. »
              « Singe, mon cher ami singe. Votre grand Cali est venu me voir. Nous sommes amis de longue date. Il m'a fait cette proposition. Je n'ai pas eu le courage de la repousser. Demain je serai chef de votre colonie. Il faut te faire à cette idée. Bonne nuit. »

              Le singe resta coi face à tant de verve. Pourtant, il refusa de s'avouer vaincu. Il souffla de nouveau sur la limace qui toussa.
              « Puis-je dormir ? », cria Lucci.
              « Non. » répondit Woulia. « Donne-moi la raison pour laquelle notre grand Cali a autant confiance en toi. »
              Lucci s'énerva franchement.
              « Tu ne m'impressionnes pas du tout », lui fit Woulia. « Tu parles ou je t'écrase. »
              « Non, tu n'y penses pas ! », tenta Lucci. « Un grand et beau singe comme toi, se salir les pattes avec les viscères d'une limace ! »
              Woulia constata que Lucci était plutôt malin. Il avait bien raison. Il n'avait pas envie se salir les pattes. Il resta silencieux un moment, puis dit : « Jamais tu ne gouverneras la colonie des singes, et tu le sais. Quel singe aurait envie de se faire dicter sa conduite par un animal aussi visqueux, lent et repoussant qu'une limace ? »
              Pas le moins du monde blessé par ce qu'il venait d'entendre, Lucci la limace dit à Woulia le singe : « Cher singe, tu m'ennuie. Bonne nuit. »
              « Limace, chère limace, dis-moi tout. As-tu jeté un sort à Cali ? »
              « Et puis quoi encore ? Je n'ai pas que ça à faire. Sache que jamais je n'utilise ce genre de procédé. »
              « Alors, dis-moi tout. », insista le singe.
              La limace toussa avant de commencer :
              « j'ai fait autrefois un pari avec votre grand Cali. Il a perdu. Et, en grand singe qui se respecte, il me cède son fauteuil comme convenu, car il sait que je suis plus intelligent qu'on ne le pense. »
              Woulia n'en revenait pas. Comment un singe comme Cali avait il pu parier une chose aussi importante que son fauteuil.
              « Et quel était ce pari ? Vas-y, dis-le moi, Lucci. »
              « Le grand Cali s'est moqué de moi un jour il y a de cela longtemps. Je lui avais dit que je me bâtirais une maison. Il a répondu que je suis tellement lent que jamais je n'aurais de toit. »
              « Et alors ? », s'impatienta Woulia.
              « Alors, je lui ai dit que qui va lentement va sûrement. Et j'ai construit cette maison. Le grand Cali a été impressionné par ma persévérance, ma patience, ma force de caractère. Il pense que ce sont des qualités qui parfois font défaut à la colonie des singes. »
              « Tu dis n'importe quoi. Jamais le grand Cali ne se serait montré aussi sot. Il a un grand respect pour toutes les espèces animales. » fit Woulia.
              « Il s'est moqué, pourtant. C'était il y a longtemps. Réjouis-toi, car demain, je serai roi en ton pays. Bonne nuit. »

              Cette nuit allait être la plus longue de la courte vie de Woulia le chimpanzé. Dans son sommeil, il entendait Lucci la limace ricaner. Il l'imagina en train de se moquer de ses singes assez bêtes pour se laisser gouverner par une limace. Le rire de Lucci était tellement perçant, que notre pauvre Woulia cria de toutes ses forces : « Non, ce n'est pas possible ! »

    - Alors ! demanda la lune impatiente de connaître la fin de cette histoire.
    Le hibou sourit et dit : « Woulia a rêvé cette histoire. C'était un cauchemar. Jamais la limace n'est devenue chef de la colonie des singes. Mais cela a été une bonne leçon de vie pour notre chimpanzé. Depuis cette nuit, Woulia a appris à respecter les animaux les plus petits et à ne pas utiliser sa force arbitrairement simplement parce qu'il est plus grand. »

    © Edna Marysca Merey Apinda, 2006.


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    Created: 14 February 2006.
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