Plaidoyer Une nouvelle de Fatoumata Kane 2007 |
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Ma chère Anna,
Je profite d'un moment de répit pour te donner quelques nouvelles. Tout
d'abord, je suis bien rentrée de mon voyage et vous remercie, toi et tes
partenaires de m'avoir permis d'assister à cette rencontre
internationale qui a été une tribune pour les femmes du monde
entier et particulièrement celles du sud, pour s'exprimer sur divers
thèmes, tous intéressants et importants pour elles.
Je t'avoue que je suis rentrée satisfaite mais aussi perplexe quant aux
retombées à la base de ce genre de rassemblement magistral. Il
est vrai que les rencontres, discours, rapports et résolutions font
vivre les grandes et petites institutions qui sont supposées
améliorer sensiblement le quotidien des femmes de la base.
Malheureusement, ces rencontres au sommet qui font déplacer des
centaines parfois des milliers d'experts et participants n'ont vraiment que
très peu d'impacts à la base. La question que je me pose est la
suivante : Ces résolutions sont-elles fondamentalement inapplicables ou
existe t-il une volonté politique à ne pas les appliquer ?
Lorsque je parcours nos campagnes et même nos villes, certains quartiers
sont moins bien dotés que des villages, je suis toujours abasourdie de
constater les conditions inacceptables dans lesquelles certaines familles
survivent. Lorsqu'on vit dans une masure avec une toiture en paille ou en
tôle trouée, que l'on s'assoit et se couche à même le
sol à 40 degrés et qu'en cas de pluie, l'on se retrouve au milieu
d'une vase de boue, on ne peut parler que de survie.
Nos aïeux vivaient mieux que ces oubliés miséreux du
21ème siècle. Si mes souvenirs sont exacts, il était un
devoir et une coutume pour chaque famille de refaire tous les ans après
les travaux champêtres, les maisons et leurs toitures afin d'être dans des conditions d'habitation décentes.
Ma chère Anna, Lorsqu'on vit dans de telles conditions, que l'on a
énormément de problèmes pour avoir de l'eau potable, que
l'on a tout, au plus un repas par jour, on ne peut guère se sentir
concerne par les campagnes de sensibilisation de lutte contre le VIH/SIDA ou
tout autre campagne largement débattue sur les tribunes du monde entier,
qui ne peuvent qu'être considéré comme du luxe, puisque
l'on a pas le minimum requis pour vivre décemment.
Je ne comprends donc pas l'attitude de nos gouvernants, encore moins
celle de nos femmes leaders, à vouloir continuer à organiser des
séminaires, colloques et autres congrès dont la plupart, et je
m'excuse de
te le dire, est superflue et les sommes astronomiques débloquées
pour ces
rencontres qui sont sensées être données au profit de la
base, n'ont aucune
retombée directe au niveau de celle-ci. Ces sommes vont souvent dans les
poches des experts, des compagnies aériennes et des hôteliers. Les
résolutions prises sont bien vite rangées dans les tiroirs en
attendant
d'autres rencontres auxquelles elles serviront de base pour la rédaction
d'autres résolutions. C'est un jeu dont les règles sont
très claires, je ne
pense pas que les participants soient dupes quant au faible voire
insignifiant impact de leurs résolutions. Mais même si l'on
comprend vite
ces règles, l'on refuse ou l'on n'ose pas aller contre le système
et l'on se
contente de prendre ses émoluments ou perdiem, l'on essaie de
défendre
quelques idées avec ou sans grande conviction et l'on ajoute quelques
lignes à son curriculum vitae en attendant la prochaine rencontre. Cela
pourrait être appelé développement personnel.
Je m'excuse Anna d'être si directe. Mais vois-tu, pour une femme à
la base, c'est révoltant d'entendre à la radio urbaine ou rurale,
de voir à la télévision ou de lire dans les journaux pour
celles qui y ont accès, toutes les grandes choses que l'on fait pour le
mieux-être de la femme, C'est à croire qu'elle-même ne sera
jamais concernée par toutes ces améliorations de la condition
féminine. Est-ce seulement des lubies ? Ou est-ce que c'est elle qui est
en dehors de la réalité et du champ d'action de l'application de
toutes ces avancées si pompeusement annoncées.
C'est à se demander aussi, si les décideurs ont une idée
claire des priorités des populations. Prenons l'exemple de l'excision
dont certaines de nos sœurs africaines et occidentales s'offusquent tant!
On a bien fait comprendre à beaucoup de femmes leaders africaines que si
elles veulent voir leurs projets financés, la lutte contre l'excision,
pratique exotique et sauvage, fait partie des programmes qui trouvent
facilement un financement. Un programme de lutte contre l'excision a plus de
chance d'être financé qu'un projet d'amélioration de
l'habitat ou même de scolarisation.
Il urge pour nos sœurs leaders, de prendre toutes leurs
responsabilités et de dire non lorsqu'elles pensent qu'elles ont
d'autres projets prioritaires et de les défendre avec dignité et
fermeté. Non que je pense que l'excision ne soit pas un problème
majeur mais je trouve que la médiatisation extrême que l'on fait
autour de ce sujet est paradoxalement au désavantage de la femme
africaine. En exhibant cette ablation du clitoris comme un facteur de
non-jouissance, de frigidité et accessoirement un problème de
santé ; tout le reste est oublié, le poids extrêmement
lourd de la pauvreté, de la malnutrition, du manque d'accès aux
soins, du déficit de scolarisation.
Il faut certes lutter contre l'excision mais cette lutte doit être
inscrite dans un programme global d'éducation (alphabétisation,
sensibilisation contre toutes les pratiques nuisibles). Emprisonner des
exciseuses ou des parents qui ont fait exciser leurs enfants, me semble
être un déni total de notre capacité à
éduquer dans un contexte socioculturel précis. Les femmes qui ont
fait voter ces lois, sont souvent elles-mêmes excisées, leur
viendrait-il à l'idée de faire emprisonner leurs parents ou les
femmes qui les ont excisées ? Sont-elles frigides et pas
épanouies ?
Anna, je pense qu'il est largement temps que nous sachions quelles sont nos
vraies priorités. Nous ne devons en aucun cas continuer d'accepter de
suivre le mouvement, rien que le mouvement et tout le mouvement. Il vous
revient a vous femmes leaders sur lesquelles nous autres à la base,
comptons énormément, de définir nos priorités sans
mimétisme. Je sais bien que tu vas me répondre que vous consultez
toujours la base, mais ces consultations sont plutôt des séances
de validation, car vous arrivez avec vos projets et vous demandez simplement
une validation pour débloquer les financements. Pour être de
vraies partenaires, les femmes à la base ont besoin d'éducation.
C'est cette éducation qui peut être le moteur de tout processus de
développement.
Un autre exemple est l'approche genre, cette sorte de féminisme
lorsqu'il s'agit des femmes est un exemple patent de disparité entre
l'élite et la base. Autant cette approche est une vraie avancée
pour les citadines qui ont fait des hautes études et qui peuvent
accéder à des postes de responsabilités jusque là
réservés aux hommes, autant cela peut être un gros handicap
pour des femmes à la base. Il ne faut pas oublier qu'il existe
différents stades et différents systèmes et l'impact n'est
plus du tout le même lorsqu'on se retrouve dans un cercle ou forger le
fer, s'occuper de la gestion du grenier, semer les plants ou procéder
aux récoltes sont des travaux basés sur une organisation
culturelle et sociale précise. Il faudrait dans ces cas être
flexible et se focaliser sur un féminisme d'intégration, en
recherchant l'harmonie et un meilleur épanouissement de la femme dans
son milieu social et non l'en sortir brutalement avec des idées et
règles qui ne sont pas toujours adaptées à son
environnement. Pour parvenir efficacement à cela, je reviens à la
démarche d'éducation qui peut être source d'ouverture, de
compréhension et de meilleure communication.
Chère Anna, nous entendons beaucoup parler du développement
durable qui si j'ai bien compris serait le lien entre le présent et le
futur, c'est-à-dire comment en posant des actes justes et sensés,
nous pourrions améliorer les conditions de vie de nos descendants,
très vaste programme que ces deux mots largement utilisés
à bon et à mauvais escient.
Nous femmes à la base, n'y comprenons pas grand chose car nous sommes
confrontées à un quotidien si dur et depuis si longtemps que nous
avons perdu la perception positive de l'avenir. Nous sommes happées par
le quotidien et toute notre énergie y passe. Aucun des supers projets
que l'on nous propose n'arrive à sortir la masse de ce
déséquilibre structurel. Quelques individus peut-être ?
Mais aucune action porteuse d'espoir collectif n'est perceptible. Cela est dû
certainement au fait qu'il y a toujours eu plus de promesses que d'actions
concrètes, il y a une incapacité évidente de passer de la
théorie à la pratique et la cassure entre l'élite et la
base s'en va grandissante sans que l'élite ne semble réellement
s'en rendre compte. La base ne participe pas au processus de
développement et de ce fait l'impact des programmes ne peut donc
qu'être faible tant que sa participation ne sera pas réelle. Les
femmes de la base doivent être formées, informées et
impliquées dans le processus de développement.
Je sais chère Anna, que des analyses très poussées,
basées sur des indicateurs économiques et sociaux très
sensés peuvent contester ce que je viens de t'écrire, mais mon
humble intention est de partager, simplement, avec toi ma perception de toute
cette effervescence de l'élite qui finalement ne nous convainc plus et
donc ne peut être porteuse de fruit.
Je te prie de croire très chère Anna à la
sincérité de mes propos.
Très cordialement.
Safiatou.
© Fatoumata Kane, 2007
Extrait du recueil de nouvelles Plaidoyer, Le Manuscrit, 2007, pp.81-89. Reproduit avec la permission de l'auteur.
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