-Du feu! C'est du feu! Comment peux-tu avaler ce vitriol!
Rakoto (boit une longue rasade)
-Ce n'est pas du nectar, mais ç&a réchauffe les boyaux. Notre champagne de demain sera autre chose. J'en ai déjà goûté quand ces Messieurs m'appelaient le Surdoué...j'avais ton âge.
(long silence)
Rakoto (regarde Jao à la dérobée)
-Notre cinéma de ce matin ne t'a pas plu, c'est ça?
Jao
-Du mauvais théâtre! J'y étais l'humilié, le tapis à vendre, l'oie engraissée! Le mépris de cet étranger me reste dans la gorge...et cela à cause de ta cupidité...de votre cupidité à tous!
Rakoto
-Tu reproches à ta famille d'exister? De vouloir continuer à exister?
Jao
-Ma famille? Vola, entre autres?
Rakoto
-Aussi. Opportuniste, mais brave fille. J'aimerais la changer et non la perdre.
Jao (mauvais)
-Elle se perdrait où? Dans le lit d'un riche?
Rakoto
-Justement. Elle a peur de la pauvreté, honte d'être pauvre. De la salissure, elle s'en accommodera pour se parer...elle est si belle! Elle se vendra. Une mort bien honteuse.
Jao (crie)
-La science n'est pas une monnaie d'échange, nous l'avons avilie!
Rakoto
-Faux. Elle est déjà avilie par la menterie de l'homme. Notre effronté de ce jour n'a-t-il pas prétendu que tu es gravement malade? (voix grave) L'intelligence n'est plus qu'outil de l'ambition et de la volonté d'hégémonie. On ne fait plus de recherches pour découvrir, mais pour régner, pour écraser l'autre!
Jao (exalté)
-La Science est mon inconnue, ma recontre...mon premier bonheur sur cette planète. Je l'ai à peine connue, que je la trompe déjà avec l'argent...ces maudits billets aux bruissements adultérins! Vois-tu, papa, elle est si belle la Science avec ses hauteurs à gravir et ses voiles de mystère...superbe inconnue...si proche et hors de portée à la fois. Elle est ma lumière, papa! Laisse-moi ma lumière! (voix rauque) Je ne connaissais que l'univers où je vis...le lac, ma pirogue, notre taudis...Je ne voyais en l'argent qu'un peu de manioc ou de riz pour vous, pour nous. Maintenant, je sais que je n'ai pas vécu...que je n'étais qu'un insecte qui guette sa proie pour remplir son estomac...est-ce cela exister?
Rakoto
-N'oublie pas le chant du vent sur le lac, Jao...la peinture du soleil qui se couche...l'appel des oiseaux qu rentrent au nid. C'était beau, Jao. Ce que tu as vécu était beau. Ne l'oublie jamais quand tu seras enfermé dans un laboratoire d'une grande mégapole.
Jao (rêveur)
-Pirogue et fresques de la nature? Ce sont de dérisoires joies humaines que de les contempler. Tu sais à quoi j'aspire? Quitter cette planète, loin des terriens et de leurs besoins de besogneux. Je veux aller dans un monde infini, le cosmos...
Rakoto
-Hé, Jao! descends de ton cosmodrome! Tu vas trop vite, trop loin! La Science n'est pas une exaltation, c'est une description réaliste du monde pour comprendre son fonctionnement. Jao...m'entends-tu?
Jao (ne l'écoute pas)
-Suis mon raisonnement. Comment est ton corps maintenant?
Rakoto
-Omnis cellula a cellula.
Jao
-Et comment sera-t-il dans cent ans?
Rakoto
-Cruelle et inutile question. Il sera poussières, atomes.
Jao (insiste)
-Quel en sera l'agent causal?
Rakoto (hausse les épaules)
-Tu le sais. Le vieillissement, la mort...le temps. Ce dernier est irréversible et invincible, jeune piroguier. Seul Dieu...
Jao (agacé)
-Oui, je le sais. <<...soleil arrête-toi sur le Gabaon, et toi, lune, sur la vallée d'Ayyalon>>, et Dieu l'entendit...mais pas moi, pas vrai? Il ne m'entendra jamais ce supposé Immortel! Surtout pas un négro qui a forniqué avec une femelle d'humanoïde aquatique!...Tu sais ce que je crois? Ton Dieu est mort, tué par le temps! C'est le Temps le vrai Maître, c'est Dieu! Celui qui le maîtrisera connaîtra le cosmos, l'univers.
Rakoto (le gifle)
-Tu blasphèmes...cesse de blasphémer! Je t'interdis de blasphémer!
(Jao se frotte la joue, s'éloigne. Son père crie, lui court après)
Jao!...Jao reviens...
Jao (vocifère)
-Ne t'excuse pas, ne t'excuse surtout pas! Tu as remis le monde à sa place: le père tout-puissant, le fils crucifié et...l'esprit très précieux de famille. Oh la belle trinité!
Rakoto (voix attérée)
-Non, tu n'es plus mon fils...plus celui que j'ai pleuré quand je l'ai cru mort! Tu es juste une créature pensante! celle de Kalanoro...elle t'a bien eu! Elle t'a tripoté, cette malsaine...tu es devenu malpropre et renie ton Dieu! Sa bave t'a fait paon, tu fais la roue au diable. (crie) Tu n'as que seize ans et veut atteindre seize siècles? Prends garde à toi, Cerveau...tu sers les maux! (rugit) A genoux! J'ai dit à genoux pour demander pardon au Seigneur. O Dieu de clémence, rends-moi mon fils! délivre-le...ôte-lui sa chaîne...cette bague immonde!
Jao (s'élance vers lui, le secoue)
-La bague de Kalanoro...tu en as une, toi aussi...parle-moi d'elle.
Rakoto
-C'est...c'est sa force, son emprise sur nous. Elle colle à la peau, indestructible! J'ai tout essaé: feu, fer. Il nous faudrait nous couper le doigt! J'y ai pensé...mais c'est trop horrible. Je suppose que c'est par elle que Kalanoro nous transmet ses diktats. Au début, elle m'appelait ici, m'ordonnait de chanter, de danser jusqu'à épuisement. Mais peu à peu, j'ai appris à lui résister, à ne plus l'écouter. Il m'a fallu vingt ans pour cela...vingt ans d'alcool...cette salope n'aime pas l'alcool.
Jao
-Et si nous dansions?
Rakoto (s'écrie)
-Mais tu es fou! Pourquoi l'appeler? Ou voudrais-tu qu'elle fasse de nous ses jouets? Regarde-moi! Jao, je veux voir tes yeux! ça y est, mon Dieu! Cette créature l'envoûte de nouveau...non! Résiste, Jao...résiste, mon fils!
Jao
-C'est toi qui divagues, papa. Je n'ai pas envie de devenir alcoolique ou de danser et de chanter ici toutes les nuits! De toute les façons, cette maudite m'empêchera de partir, je le sens. Nous devons la détruire, comprends-tu?
Rakoto (hésite, réfléchit, sort un coutelas de sa poche.)
-Pour la gloire de Dieu, soit! Dansons, et tuons Satan!
(Ils entonnent une lancinante mélopée entrecoupée de respirations saccadées. Ils dansent longuement; d'abord lascivement, puis, de plus en plus vite.)
-Attention, elle est là, crie le père. Je sens son odeur, sa puanteur.
-Je sais qu'elle est là, père, crie aussi Jao. A nous de jouer.
(Mais soudain, tel un somnambule, il s'élance vers le lac.)
Rakoto (hurle)
-Jao!...n'y vas pas seul...attends-moi! Jao!
(il court, le rattrape. Combat confus. Jao tombe à terre. Rakoto tire violemment sa main gauche, et coupe son annulaire d'un coup sec.)
-Tu ne l'auras pas, Kalanoro! Pas mon fils...m'entends-tu salope? Maintenant à nous deux.
(Il plonge dans le lac.)
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