D'Orphée à Prométhée: La poésie africaine au féminin
      https://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/Bassole.html
      © Angèle Bassolé Ouédraogo


      TABLE DES MATIERES
      DE L'ARTICLE

      1. Présentation

      2. Annette M'Baye d'Erneville

      3. Kiné Kirama Fall

      4. Coumba Mbengué Diakhaté

      5. Tanella Boni

      6. Véronique Tadjo

      7. Bernadette Sanou

      8. Pierrette Kanzié

      9. Pour conclure

      5. TANELLA BONI

      ... Tournons-nous maintenant vers les cieux ivoiriens où deux écrivaines ont porté très haut le flambeau de la poésie au féminin en Côte d'Ivoire. Toutes deux ont enseigné à l'Université nationale de leur pays, toutes deux ont acquis une solide réputation internationale et toutes deux partagent une véritable passion pour la plume. Elles se font connaître du lectorat au cours de la même année 1984, l'une, Tanella Boni, avec Labyrinthe[6]; et l'autre, Véronique Tadjo, avec Latérite. Poésie iconoclaste tant par le ton, la thématique que le style, l'écriture de ces deux poètes vient bouleverser le paysage poétique africain jusqu'alors assez serein. Leur rythme est volontairement éclaté et semble épouser les formes d'un labyrinthe. La quête identitaire ou initiatique s'affirme comme le leitmotiv de Labyrinthe, de Latérite ou encore de Grains de sable[7] (GDS, le second recueil de Tanella Boni qui continue d'ailleurs à publier en alternance romans et poésie).

      Labyrinthe et Grains de sable : le long parcours de la quête identitaire
      La quête identitaire s'apparente à un labyrinthe en ce sens qu'elle est d'abord introspection, puis recherche continuelle et perpétuelle de soi. La prise de conscience des femmes de leur absence de la scène de l'écriture et leur décision d'y apparaître s'opèrent ainsi à partir d'un questionnement, celui de leur identité individuelle, puis sociale dans leurs sociétés respectives.

      Tanella Boni est celle qui a le plus investi ce domaine du questionnement de soi. Labyrinthe évoque le douloureux parcours initiatique mêlé de tristesse, de solitude et de souffrance. Grains de sable se situe dans le même cheminement avec sa graphie en pointillés qui fait penser aux traces de pas laissés sur le sable.

      C'est une quête longue et pénible au cours de laquelle on se perd dans de multiples voies sans issue. Il n'y a de bruit que celui que renvoie l'écho de sa propre voix :

        Une boule de cristal
        Sur un lit de montagne
        Je rêve debout
        Mais je tiens toujours
        Je crois avoir des ailes
        Dans ce labyrinthe où
        Nul ne croit en rien
        Dans cette poubelle où
        S'entassent des ordures malodorantes
        Ce lieu sans foi ni loi
        Lieu de l'instinct et du verbe vide
        Qui va à la dérive
        Sans foi ni loi
        Une boule de cristal
        Sur un lit de montagne
        Le promeneur solitaire est toujours
        La risée de la foule (Labyrinthe, p. 24)

      Tout le recueil est parcouru par ce questionnement de soi, par cette recherche de sa propre identité :

        Lumière oblongue
        Défense de fumer
        Rideaux tirés
        Valises alignées
        Ne pas se pencher au dehors
        La nature s'en va
        Dans le vent du matin
        Et puis
        Dossier inclinable
        Moi
        Dans le train de la vie
        Avec des hommes
        Sièges à dossier inclinable
        Qui suis-je?
        Moi?
        Un dossier inclinable? (Labyrinthe, p. 27)

      Ces images vivantes et pleines d'actualité (Dossier inclinable Moi Dans le train de la vie Avec des hommes) semblent poser la question de la place des femmes dans la société (Qui suis-je? Moi? Un dossier inclinable?). Cette interrogation lancinante devient presqu'obsessionnelle; la lassitude et le découragement se font sentir :

        Un être ou le vent
        Souffle et brasse l'air
        De la vie
        Moi
        Lieu indésirable de cette création trop humaine
        Je meurs et passe
        Vais-je renaître?
        O délire des sens! (Labyrinthe, p. 16)

      Il y a comme une impression de rejet (Moi Lieu indésirable de cette création trop humaine). C'est ce sentiment qu'éprouvent les marginaux. Or, le contexte d'émergence de l'écriture des femmes africaines est façonné par un double silence. C'est du silence qu'elles émergent et c'est un autre silence (celui de l'institution sociale) qui accueille leur écriture. La marginalité devient alors leur lieu d'existence :

        Ici tu te fais silence            ici tu rallumes tes
        trésors perdus             mais mille fois retrouvés
        tu brilles à ras de terre             tes pensées se
        brisent contre des parois             aux peintures
        rupestres             ici aussi la main de l'homme est
        passée             et tu préfères garder le silence
        farouche             de tes jours ordinaires (GDS, p. 42)

      Cette non - identité qui équivaut à l'absence, parce que non consignée ni par le temps ni par l'espace (Je meurs et passe), rend la quête encore plus difficile. Est-elle, cette quête, encore possible? (Vais-je renaître?). L'amertume souffle alors comme un grand vent de désespoir :

        Es-tu dans la terre dans la poussière             dans le sable?
        dans le vent             dans l'argile des marais             Toi
        la grande absente de l'Histoire?
        Un regard s'apprête à s'envoler rêver             je ne
        sais pas si tu es là             dans l'Histoire des hommes
        qui se conte             ta place brille par sa vacuité
        J'aimerais sortir du vide - insanité             il reste
        des pleurs arc-en-ciel             quand tu médites
        sur ta Planète (GDS, p. 41)

      Les femmes peuvent-elles faire partie de la grande histoire? Comment de la marginalité, pourraient-elles accéder au centre du cercle où tout se décide? Telles sont les questions qui surgissent au cours du processus complexe de la quête de l'identité. Le long parcours du questionnement mené par les femmes demeure flou; les points de départ et d'arrivée constituent toujours de grandes inconnues. L'issue est incertaine, le mémorable et l'immémorial s'entremêlent. Leur quête remonte assez loin déjà :

        Elle ne sait plus             s'il était l'île au milieu de
        l'Atlantique            elle ne sait plus             quand elle
        a habité en ce lieu            préoccupé
        Elle oui elle c'était une lettre             de l'alphabet qui
        se cherche             depuis l'Egypte ancienne             elle ne
        sait plus si elle c'était le papyrus             cette plante
        d'eau qui malgré tout             adore le soleil             L
        une écriture à angle droit             (GDS, p. 14)

      Le jeu de mots entre le pronom personnel féminin (Elle) et la lettre de l'alphabet (L) lui donne une occurrence multiple dans ce dernier extrait. L'insistance marquée (elle oui elle ) précise l'identité de celle dont il s'agit (une lettre de l'alphabet ) qui a cela de particulier qu'elle se cherche depuis longtemps, tout comme la femme; le début de la quête remonte très loin dans le temps (l'Egypte ancienne ), symbole de toute une civilisation; celle des pharaons bien sûr, mais aussi des reines glorieuses comme Nefertiti. Le souvenir se brouille. Qui est-elle en fin de compte? Une lettre? Un papyrus? Cette lettre de l'alphabet qui se cherche depuis l'Egypte ancienne ressemble beaucoup à la femme dont la quête s'écrit aussi sur une feuille large comme l'espace qu'elle arpente.

      Les hommes ayant leur Histoire , les femmes se créent aussi leur Planète. Entre ces deux espaces, se dresse une distance telle que seule la sérénité d'une identité retrouvée pourra combler; voilà pourquoi leur quête se révèle si vitale. Elles ont besoin de se retrouver, de se définir par rapport à elles-mêmes, de savoir enfin qui elles sont avant de pouvoir fournir cette énergie capable de réunir ces deux mondes opposés. Pour cela, il leur faut déterminer le centre autour duquel elles vont orienter leur vie :

        Recherche d'un sens
          un centre
          une absence
        Le vide est là
        Le plein aussi
          jauni
          pétri
          vieilli
        Traces du temps sans temps
          mondes indéfinis
            surgis
        D'un chaos initial
          ô femmes! (Labyrinthe, p. 28)

      Toute l'essence de leur quête gravite autour de la recherche d'un sens, à la fois signification et voie pour les guider vers le centre, vide de leur absence.

      L'expérience de l'aliénation est douloureuse et traumatisante. Ne pas avoir d'identité, c'est comme ne pas exister moralement, juridiquement, socialement. Le silence et l'oubli qui noient les femmes ravivent leur profonde douleur de ne pas se sentir exister sinon par procuration :

        Sans nom es-tu
        Depuis l'aube des temps du monde
        Sans voix
          voie
          moi
        Eve ou n'importe quoi
        Non - homme
        Au nom d'un homme
        Qui te prête son nom de Dieu
        Tentation du jardin d'Eden
          Serpent maudit!
        Côte d'homme ou n'importe quoi
        Sans nom
          vautour!
          langue de vipère
        Chèvre - émissaire
        Tu traînes ta misère
        Heureuse sois - tu
        Du fond de ton malheur
        O non - homme!...(Labyrinthe, p. 39)

      C'est comme si rien n'avait évolué, comme si la quête s'était soldée par un échec :

        Si tu n'étais pas             n'étais point             l'homme
        t'aurait fabriquée            comme une poupée comme
        un jouet             et tu es et tu es et tu es             pour
        le bonheur la surnature de l'homme             de
        l'homme             de l'homme             et tu es et tu dors
        et tu meurs             dans les bras de feu de mots
        de l'homme            il court il court avec toi            il
        court sans toi             et tu es et tu es née et tu
        meurs sur l'estomac d'un nom d'homme
        nom de père nom d'époux (Cordes de femmes , GDS, p. 55)

      En réalité, la quête est loin d'être terminée. Complexe, cette quête identitaire est multiple; ses facettes recoupent les préoccupations de l'ensemble de la société tout en prenant appui sur les expériences de vie des femmes. Chaque poème est ainsi enveloppé de l'angoisse de la quête interminable de l'être qui devient à la fois quête de soi, quête de l'autre, quête d'une entité sociale à définir. Cette quête ne se résume donc pas à l'exploration unique du territoire des femmes mais englobe aussi tout le continent africain dont les maux les concernent au plus haut point :

        Ce Continent le leur             avec sa forme en hache
        surréelle             ou une houe de labour             dans la boue
        dans le sable             bavait sous leurs yeux angoissés
        partagé en quatre en cinq             cinquante
        minuscules gâteaux de fête             ce Continent le
        leur            faisait figure de foire             sous leurs yeux
        éplorés (GDS, p. 11)

      En posant clairement le problème de l'identité, Tanella Boni s'assure qu'une résolution de ce problème est envisageable, sinon possible. À partir du moment où un consensus existe sur la gravité du problème et l'urgence de le résoudre, il devient plus facile de chercher des voies de solution. C'est pourquoi, après cette étape de la question, elle et ses consoeurs vont s'employer à dénoncer les causes sociales qui exacerbent cette crise d'identité et brouillent tout repère. Dénoncer ces maux devient pour elles un devoir dont elles s'acquittent consciencieusement :

        Voici la Liberté enchaînée
        Jusqu'à la moelle!
        Dans les marais puants
        Dans les poubelles de la ville
        Dans les crottes de porc
        Qui engraissent les plantes-et-les-fleurs-à-papa!
        La Liberté est là
        Noyée étouffée jusqu'aux os
        Tremblante de froid de peur
        De chaleur humaine
        Comprimée
        Compressée
        Balancée dans la marge
        Sous un bananier rêveur
        Qui écrit en grosses lettres vertes
        L'histoire de sous-hommes et demi
        Virus indésirables
        Qui grouillent vers la vie
        Dans la plaie de la ville
        Ils ne désirent qu'un peu de soleil! (Labyrinthe, p. 46)

      Le manque de liberté équivaut à un étouffement; or, le développement humain et social ne peut s'envisager sans ce préalable de liberté de parole et de mouvement. Si Tanella Boni dénonce ce manque avec tant d'ardeur, c'est justement parce qu'elle a compris qu'une partie de l'enjeu de l'identité individuelle et sociale réside dans cette absence de liberté. À travers une telle dénonciation vive, la poète espère susciter une prise de conscience tant chez les opprimés que chez les oppresseurs afin qu'un changement s'opère : les premiers pour qu'ils s'organisent et cessent d'avoir peur du pouvoir, les seconds, pour qu'ils respectent les droits des personnes et créent des conditions de vie acceptables pour tous.

      Labyrinthe et Grains de sable constituent une suite de tableaux descriptifs de la servitude, du manque de liberté d'expression, de la domination masculine, du poids de la tradition, de la misère sociale. Tout le quotidien semble se dérouler dans ce labyrinthe. La quête initiatique de l'identité est parsemée d'embûches que les femmes semblent décidées à vaincre. Elles n'entendent pas quitter ce lieu de l'écriture qu'elles ont investi. Il faut désormais compter avec leur présence et leur parole :

        On aurait souhaité
        Qu'elles tremblent qu'elles frémissent
        Qu'elles tremblent qu'elles frémissent
        On aurait souhaité
        Qu'elles tremblent qu'elles jaunissent
        Qu'elles tremblent qu'elles jaunissent
        Les feuilles d'un arbre
        A-t-on peur qu'elles verdissent?
        A-t-on peur qu'elles parlent?
        On secoue toutes les calebasses
        On tend tous les filets
        Tous les arcs
        Toutes les coras
        De quoi a-t-on peur ici?
        Qui parle ici?
        Qui noircit par nature?
        Pourquoi tant de bruit?
        Y a-t-il le feu dans la maison?
        D'où vient cette fumée
        Fabriquée de toutes poudres?
        D'où vient cette angoisse
        Qui saisit tous les ancêtres à la gorge?
        La tradition est-elle en péril?
        À quoi joue-t-on ici?
        Quel masque porte-t-on dans ce labyrinthe?
        Mais l'arbre est toujours là
        Planté devant la maison
        Ses feuilles murmurent et verdissent
        La tranquillité
        L'équilibre
        La non - tradition
        Le non - troupeau
        La femme! (Labyrinthe, pp. 13-14)

      Les femmes continuent ainsi leur quête d'elles-mêmes et de leur écriture. La fin du cauchemar semble proche. L'horizon du point d'arrivée se rapproche peu à peu. L'espoir renaît :

        Un beau matin             elle retrouva enfin son
        territoire             de femme            après mille détours
        elle alla droit à l'oeil perçant du jour             elle
        capta le ton juste             celui qui lui tombait dessus
        comme un bagage séculaire            le chant de la vie
        qui lui collait à la peau (GDS, p. 23)

      Bientôt, lorsqu'elles se seront totalement retrouvées en elles et dans la société, elles pourront alors, comme Tanella, clamer avec joie :

        Souvenir
        O ressouvenir...
        Je ne savais pas où j'allais

      Mais maintenant je sais d'où je viens (Labyrinthe, p. 19)
      En attendant, leur quête multiforme se poursuit, comme lors d'une fouille archéologique où rien n'est négligé. La recherche d'un mieux-être social guide leur entreprise. Elles sont militantes et croient encore à la puissance de leur arme, la plume.

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      Notes

      [6] Tanella Boni, Labyrinthe, Lomé, Akpagnon, 1984, 79 p.

      [7] Tanella Boni, Grains de sable, Limoges, Le bruit des autres, 1993, 61 p.

      Tanella Boni a publié récemment un recueil de poésie intitulé:
      IL N'Y A PAS DE PAROLE HEUREUSE
      Solignac: le bruit des autres, 1997.
      (ISBN 2-909468-52-6)

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