DE L'ARTICLE |
5. TANELLA BONI ... Tournons-nous maintenant vers les cieux ivoiriens où deux écrivaines ont porté très haut le flambeau de la poésie au féminin en Côte d'Ivoire. Toutes deux ont enseigné à l'Université nationale de leur pays, toutes deux ont acquis une solide réputation internationale et toutes deux partagent une véritable passion pour la plume. Elles se font connaître du lectorat au cours de la même année 1984, l'une, Tanella Boni, avec Labyrinthe[6]; et l'autre, Véronique Tadjo, avec Latérite. Poésie iconoclaste tant par le ton, la thématique que le style, l'écriture de ces deux poètes vient bouleverser le paysage poétique africain jusqu'alors assez serein. Leur rythme est volontairement éclaté et semble épouser les formes d'un labyrinthe. La quête identitaire ou initiatique s'affirme comme le leitmotiv de Labyrinthe, de Latérite ou encore de Grains de sable[7] (GDS, le second recueil de Tanella Boni qui continue d'ailleurs à publier en alternance romans et poésie).
Labyrinthe et Grains de sable : le long parcours de la
quête identitaire
Tanella Boni est celle qui a le plus investi ce domaine du questionnement de soi. Labyrinthe évoque le douloureux parcours initiatique mêlé de tristesse, de solitude et de souffrance. Grains de sable se situe dans le même cheminement avec sa graphie en pointillés qui fait penser aux traces de pas laissés sur le sable. C'est une quête longue et pénible au cours de laquelle on se perd dans de multiples voies sans issue. Il n'y a de bruit que celui que renvoie l'écho de sa propre voix :
Sur un lit de montagne Je rêve debout Mais je tiens toujours Je crois avoir des ailes Dans ce labyrinthe où Nul ne croit en rien Dans cette poubelle où S'entassent des ordures malodorantes Ce lieu sans foi ni loi Lieu de l'instinct et du verbe vide Qui va à la dérive Sans foi ni loi Une boule de cristal Sur un lit de montagne Le promeneur solitaire est toujours La risée de la foule (Labyrinthe, p. 24)
Défense de fumer Rideaux tirés Valises alignées Ne pas se pencher au dehors La nature s'en va Dans le vent du matin Et puis Dossier inclinable Moi Dans le train de la vie Avec des hommes Sièges à dossier inclinable Qui suis-je? Moi? Un dossier inclinable? (Labyrinthe, p. 27) Ces images vivantes et pleines d'actualité (Dossier inclinable Moi Dans le train de la vie Avec des hommes) semblent poser la question de la place des femmes dans la société (Qui suis-je? Moi? Un dossier inclinable?). Cette interrogation lancinante devient presqu'obsessionnelle; la lassitude et le découragement se font sentir :
Souffle et brasse l'air De la vie Moi Lieu indésirable de cette création trop humaine Je meurs et passe Vais-je renaître? O délire des sens! (Labyrinthe, p. 16) Il y a comme une impression de rejet (Moi Lieu indésirable de cette création trop humaine). C'est ce sentiment qu'éprouvent les marginaux. Or, le contexte d'émergence de l'écriture des femmes africaines est façonné par un double silence. C'est du silence qu'elles émergent et c'est un autre silence (celui de l'institution sociale) qui accueille leur écriture. La marginalité devient alors leur lieu d'existence :
trésors perdus mais mille fois retrouvés tu brilles à ras de terre tes pensées se brisent contre des parois aux peintures rupestres ici aussi la main de l'homme est passée et tu préfères garder le silence farouche de tes jours ordinaires (GDS, p. 42) Cette non - identité qui équivaut à l'absence, parce que non consignée ni par le temps ni par l'espace (Je meurs et passe), rend la quête encore plus difficile. Est-elle, cette quête, encore possible? (Vais-je renaître?). L'amertume souffle alors comme un grand vent de désespoir :
dans le vent dans l'argile des marais Toi la grande absente de l'Histoire? Un regard s'apprête à s'envoler rêver je ne sais pas si tu es là dans l'Histoire des hommes qui se conte ta place brille par sa vacuité J'aimerais sortir du vide - insanité il reste des pleurs arc-en-ciel quand tu médites sur ta Planète (GDS, p. 41)
l'Atlantique elle ne sait plus quand elle a habité en ce lieu préoccupé Elle oui elle c'était une lettre de l'alphabet qui se cherche depuis l'Egypte ancienne elle ne sait plus si elle c'était le papyrus cette plante d'eau qui malgré tout adore le soleil L une écriture à angle droit (GDS, p. 14)
Les hommes ayant leur Histoire , les femmes se créent aussi leur Planète. Entre ces deux espaces, se dresse une distance telle que seule la sérénité d'une identité retrouvée pourra combler; voilà pourquoi leur quête se révèle si vitale. Elles ont besoin de se retrouver, de se définir par rapport à elles-mêmes, de savoir enfin qui elles sont avant de pouvoir fournir cette énergie capable de réunir ces deux mondes opposés. Pour cela, il leur faut déterminer le centre autour duquel elles vont orienter leur vie :
une absence Le plein aussi
pétri vieilli
Toute l'essence de leur quête gravite autour de la recherche d'un sens, à la fois signification et voie pour les guider vers le centre, vide de leur absence. L'expérience de l'aliénation est douloureuse et traumatisante. Ne pas avoir d'identité, c'est comme ne pas exister moralement, juridiquement, socialement. Le silence et l'oubli qui noient les femmes ravivent leur profonde douleur de ne pas se sentir exister sinon par procuration :
Depuis l'aube des temps du monde Sans voix
moi Non - homme Au nom d'un homme Qui te prête son nom de Dieu Tentation du jardin d'Eden
Sans nom
langue de vipère Tu traînes ta misère Heureuse sois - tu Du fond de ton malheur O non - homme!...(Labyrinthe, p. 39) C'est comme si rien n'avait évolué, comme si la quête s'était soldée par un échec :
t'aurait fabriquée comme une poupée comme un jouet et tu es et tu es et tu es pour le bonheur la surnature de l'homme de l'homme de l'homme et tu es et tu dors et tu meurs dans les bras de feu de mots de l'homme il court il court avec toi il court sans toi et tu es et tu es née et tu meurs sur l'estomac d'un nom d'homme nom de père nom d'époux (Cordes de femmes , GDS, p. 55) En réalité, la quête est loin d'être terminée. Complexe, cette quête identitaire est multiple; ses facettes recoupent les préoccupations de l'ensemble de la société tout en prenant appui sur les expériences de vie des femmes. Chaque poème est ainsi enveloppé de l'angoisse de la quête interminable de l'être qui devient à la fois quête de soi, quête de l'autre, quête d'une entité sociale à définir. Cette quête ne se résume donc pas à l'exploration unique du territoire des femmes mais englobe aussi tout le continent africain dont les maux les concernent au plus haut point :
surréelle ou une houe de labour dans la boue dans le sable bavait sous leurs yeux angoissés partagé en quatre en cinq cinquante minuscules gâteaux de fête ce Continent le leur faisait figure de foire sous leurs yeux éplorés (GDS, p. 11) En posant clairement le problème de l'identité, Tanella Boni s'assure qu'une résolution de ce problème est envisageable, sinon possible. À partir du moment où un consensus existe sur la gravité du problème et l'urgence de le résoudre, il devient plus facile de chercher des voies de solution. C'est pourquoi, après cette étape de la question, elle et ses consoeurs vont s'employer à dénoncer les causes sociales qui exacerbent cette crise d'identité et brouillent tout repère. Dénoncer ces maux devient pour elles un devoir dont elles s'acquittent consciencieusement :
Jusqu'à la moelle! Dans les marais puants Dans les poubelles de la ville Dans les crottes de porc Qui engraissent les plantes-et-les-fleurs-à-papa! La Liberté est là Noyée étouffée jusqu'aux os Tremblante de froid de peur De chaleur humaine Comprimée Compressée Balancée dans la marge Sous un bananier rêveur Qui écrit en grosses lettres vertes L'histoire de sous-hommes et demi Virus indésirables Qui grouillent vers la vie Dans la plaie de la ville Ils ne désirent qu'un peu de soleil! (Labyrinthe, p. 46) Le manque de liberté équivaut à un étouffement; or, le développement humain et social ne peut s'envisager sans ce préalable de liberté de parole et de mouvement. Si Tanella Boni dénonce ce manque avec tant d'ardeur, c'est justement parce qu'elle a compris qu'une partie de l'enjeu de l'identité individuelle et sociale réside dans cette absence de liberté. À travers une telle dénonciation vive, la poète espère susciter une prise de conscience tant chez les opprimés que chez les oppresseurs afin qu'un changement s'opère : les premiers pour qu'ils s'organisent et cessent d'avoir peur du pouvoir, les seconds, pour qu'ils respectent les droits des personnes et créent des conditions de vie acceptables pour tous. Labyrinthe et Grains de sable constituent une suite de tableaux descriptifs de la servitude, du manque de liberté d'expression, de la domination masculine, du poids de la tradition, de la misère sociale. Tout le quotidien semble se dérouler dans ce labyrinthe. La quête initiatique de l'identité est parsemée d'embûches que les femmes semblent décidées à vaincre. Elles n'entendent pas quitter ce lieu de l'écriture qu'elles ont investi. Il faut désormais compter avec leur présence et leur parole :
Qu'elles tremblent qu'elles frémissent Qu'elles tremblent qu'elles frémissent On aurait souhaité Qu'elles tremblent qu'elles jaunissent Qu'elles tremblent qu'elles jaunissent Les feuilles d'un arbre A-t-on peur qu'elles verdissent? A-t-on peur qu'elles parlent? On secoue toutes les calebasses On tend tous les filets Tous les arcs Toutes les coras De quoi a-t-on peur ici? Qui parle ici? Qui noircit par nature? Pourquoi tant de bruit? Y a-t-il le feu dans la maison? D'où vient cette fumée Fabriquée de toutes poudres? D'où vient cette angoisse Qui saisit tous les ancêtres à la gorge? La tradition est-elle en péril? À quoi joue-t-on ici? Quel masque porte-t-on dans ce labyrinthe? Mais l'arbre est toujours là Planté devant la maison Ses feuilles murmurent et verdissent La tranquillité L'équilibre La non - tradition Le non - troupeau La femme! (Labyrinthe, pp. 13-14) Les femmes continuent ainsi leur quête d'elles-mêmes et de leur écriture. La fin du cauchemar semble proche. L'horizon du point d'arrivée se rapproche peu à peu. L'espoir renaît :
Un beau matin elle retrouva enfin son Bientôt, lorsqu'elles se seront totalement retrouvées en elles et dans la société, elles pourront alors, comme Tanella, clamer avec joie :
O ressouvenir... Je ne savais pas où j'allais
Mais maintenant je sais d'où je viens (Labyrinthe, p. 19) |
[6] Tanella Boni, Labyrinthe, Lomé, Akpagnon, 1984, 79 p.
[7] Tanella Boni, Grains de sable, Limoges, Le bruit des autres, 1993, 61 p.
Tanella Boni a publié récemment un recueil de poésie intitulé: IL N'Y A PAS DE PAROLE HEUREUSE Solignac: le bruit des autres, 1997. (ISBN 2-909468-52-6) |