DE L'ARTICLE |
6. VERONIQUE TADJO ... Véronique Tadjo nous invite maintenant à la suivre sur ce chemin de latérite fait d'odeurs âcres, de poussière, d'embûches, de découragement mais aussi, à l'horizon d'un avenir incertain, de l'espoir d'avoir la force de relever le défi des épreuves placées sur notre chemin.
Latérite : Le voyage initiatique ou la quête
d'un monde meilleur
Le décor de la scène est fixé! C'est un univers morne, sous un soleil de plomb et une chaleur suffocante, où la vie a déserté les êtres et les choses. Le désespoir plane au-dessus de cette ville immobile, paralysée. C'est pourtant de ce cadre inerte que surgissent les réminiscences du bonheur. Le pouvoir de la mémoire agit comme un antidote à la désolation ambiante. Le souvenir du passé heureux permet de s'évader de cette atmosphère lourde :
COMME SOUS LES ARCADES, JADIS, ELLE AVAIT GOûTÉ LA FRAÎCHEUR. C'EST LÀ QU'IL LUI TENAIT LA MAIN, LÀ QU'ILS S'ENDORMAIENT DANS UNE MAISON QUI AVAIT CELA DE PARTICULIER QU'ELLE ÉTAIT TOUTE BLANCHE ET QUE SES HABITANTS ÉTAIENT HEUREUX. ILS CONSTRUISAIENT LE TEMPS ET SAISISSAIENT L'ESPOIR.(Latérite, p. 9) C'est comme si l'amour allait redonner vie à cet espace inerte, mais hélas, cet amour appartient au passé. Mais ce passé vient à la rescousse du quotidien désespérant. L'initiée peut y puiser la force nécessaire pour continuer son parcours initiatique. Dans cette évocation, tout finit par se brouiller à un certain moment; le temps n'a plus vraiment d'importance. Le passé et le présent peuvent se mêler et ne faire plus qu'un :
IL ÉTAIT UNE FOIS... SE LAISSER BERCER PAR LA MAGIE DES MOTS QUI FONT LA RONDE .... EN FIN DE COMPTE. C'EST L'HISTOIRE DE CET HOMME AUX MILLE POUVOIRS. DE CET HOMME QUI EXISTE EN TOI, EN MOI, EN LUI AUSSI. TROIS FOIS MON AMOUR, ET TROIS FOIS TOI-MêME, COMME ON AURAIT PU SE RENCONTRER QUELQUE PART ENTRE LE PASSÉ ET LE PRÉSENT. (Latérite, p. 11). Apparemment individuelle, cette histoire d'amour pourrait bien concerner un plus grand nombre de gens. Phénomène social, l'amour ou la recherche de l'être aimé demeure une ambition inscrite au coeur de la quête personnelle. L'espoir de découvrir l'être aimé anime et nourrit cette quête. Lorsque la découverte correspond exactement au rêve, l'extase devient totale :
JE T'AVAIS SONGÉ HOMME - NÉNUPHAR SUR LE LAC DE MA DÉCOUVERTE Ô VAINQUEUR FOUDROYANT LES LÉTHARGIES ANCIENNES TU ES ESPRIT DU MASQUE CÉLÉBRANT LES INITIÉS TU ES LA TERRE ROUGE FERTILE DE CHANTS AMERS.(Latérite, p. 13). L'être aimé est doté d'une puissance salvatrice. Il a les capacités de protéger, puisque le masque, dans les croyances traditionnelles, est l'incarnation des forces protectrices; redouté à cause de sa nature dite sacrée (de nombreux interdits entourent la sortie du masque qui ne s'effectue qu'à des occasions spéciales comme lors des rites d'initiation), il accompagne les initiés tout au long de leur parcours. Cependant, c'est à eux seuls que revient le devoir d'accomplir les épreuves imposées dans le rite initiatique :
LES CRIS DES DESSOUS DE LA TERRE LES ÉTÉS ACCABLANTS ET LES PLUIES DESTRUCTRICES APPRENDS-LUI À RETENIR SON SOUFFLE À LA CADENCE DES FEUILLES PREMIÈRES RETIENS SA MAIN JUSQU'AU BOUT DU CHEMIN QU'ELLE VAINQUE ELLE-MÊME SA PEUR!
IL FAUT ACCOUCHER Les épreuves constituent les principes fondateurs du rite de l'initiation; c'est un processus pédagogique dans lequel on apprend à relever des défis et à sortir vainqueur des obstacles. Les initiés doivent faire leur part en s'investissant totalement dans la réussite de ces épreuves. Ce n'est évidemment pas une partie de plaisir tout comme la vie quotidienne n'est pas faite que de joie et de paix. Les situations de vie peuvent souvent être tragiques et la découverte de telles réalités sociales survient toujours sur les pistes du voyage initiatique :
D'HIBISCUS ET DE ROSÉE ELLE A LA SAVEUR AIGRE-DOUCE DES FRUITS DE LA PASSION.
IL TE FAUDRA RÊVER On retrouve dans Latérite les maux dénoncés par Tanella Boni dans Labyrinthe. La quête d'un monde meilleur passe indubitablement par ce chemin de souffrances inscrit comme une stèle sur la latérite de l'espace social. Le conte cède vite la place à la dure et triste réalité des misères sociales :
OÙ PERCE LA MISÈRE ET DES FEMMES VOILÉES OÙ SE TAISENT LES REFRAINS IL EST AUSSI DES POINGS FERMÉS OÙ BATTENT LES VIOLENCES COMME UN HOMME ENCHAîNÉ À SA PROPRE SOUFFRANCE. (Latérite, p. 26). L'attitude face à la souffrance se révèle diverse; les uns crient, les autres se taisent, certains usent de la violence; chacun répond à sa manière à la douleur qui l'assaille : cris de désespoir, silence de résignation, vaine violence. Cette image de "l'homme enchaîné à sa propre souffrance", si bien évoquée par le poème de Véronique Tadjo, ne va pas sans rappeler le thème de "la Liberté enchaîné" que l'on trouve aussi dans le poème "Bidonvilles" de Tanella Boni. Cette récurrence paraît significative d'une situation généralisée de douleur et de souffrance. Ce long poème que constitue Latérite est bâti sur le modèle du récit avec ce ton particulier qu'à la poète de raconter avec des images, des rythmes et des accents qui ne sont pas sans rappeler une certaine oralité. Le retour de mots et de sonorités identiques associé aux images évoquant la douleur de vivre composent un air de chant triste qui dit les souffrances de la terre et éveille tout doucement un sentiment de révolte mais aussi d'impuissance :
TU CACHES TES BRISURES TES JOURNÉES SANS COMPTER TES NUITS à S'ÉVEILLER TU REVOIS LES CHEMINS PARCOURUS LES MAINS TENDUES PUIS REJETÉES TU LIS LES LETTRES INACHEVÉES ET TU TE DIS QUELQUE PART DES HOMMES MEURENT ET DES GEÔLIERS ABOIENT UN VIEILLARD S'ÉTERNISE L'ENVIE A TOUT DéTRUIT TU REGARDES TES BAS QUARTIERS ET TES ENFANTS MORVEUX ET QUELQUE CHOSE EN TOI ÉVEILLE LA SOLITUDE. (Latérite, p. 68)
EN CE MONDE IMMONDE PLUS LOURD QUE LA VILLE QUI MEURT DE SES PLAIES? QUELLE PUISSANCE VOUS LIE à CETTE TERRE FRIGIDE QUI N'ENFANTE DES JUMEAUX QUE POUR LES SÉPARER? QUI N'ÉLÈVE DES BUILDINGS QUE POUR VOUS ÉCRASER SOUS LES TONNES DE BÉTON ET D'ASPHALTE FUMANT?
VOUS LES MANGEURS L'initiée (ici la poète) ne se contente pas de se lamenter sur la destinée tragique de ces mal-aimés de la société. Le but d'un rite initiatique réussi n'est - il pas de sortir vainqueur de l'épreuve? La détermination que l'initiée acquiert tout au long de ce processus lui permet de prêter serment d'exécuter sa part du contrat social. C'est pourquoi Véronique Tadjo peut crier :
DES FERMES CLAIRES ET DES MAISONS EN DUR NOUS OUVRIRONS LES LIVRES ET SOIGNERONS LES PLAIES NOUS DONNERONS UN NOM À CHAQUE MENDIANT DU COIN ET HABILLERONS DE BASIN LES PLUS PETITS D'ENTRE EUX IL FAUT SAVOIR BÂTIR SUR LES RUINES DES CITÉS SAVOIR TRACER LES CHEMINS DE LIBERTÉ. (Latérite, p. 22) Latérite, comme nous avons pu le constater dans les premiers extraits, renferme en filigrane un discours amoureux. Évoquée pêle-mêle au passé et au présent, cette histoire d'amour apparaît comme une toile de fond permanente; jamais disparue ni toujours omniprésente, elle reste discrète, furtive, comme poussée par le vent du souvenir impérissable :
DE MON IDENTITÉ SEREINE TU NARGUES LE CIEL QUI M'A DONNÉ LA VIE TU NARGUES MES ESPOIRS ET MES REFRAINS PASSÉS TU BOUSCULES MON VENTRE ORGASME AU LENDEMAIN DE MA FRAYEUR TU ES MON DÉSIR SUR L'EAU VIVE. (Latérite, p. 36)
RAPPELLE-TOI
VIENS TE RINCER Cette histoire d'amour s'inscrit dans le parcours de la quête étant donné qu'elle comporte, elle aussi, des obstacles :
HOMME BALAFON HOMME CHASSEUR HOMME DABA TOUR À TOUR GARDIEN-PRISONNIER-VOLEUR POURQUOI FAUT-IL QUE JE T'ABANDONNE?
QUE J'ABANDONNE Le regret, comme une fatalité, plane :
VIVRE AVEC TOI LES HEURES DE TES NUITS D'INSOMNIE BALAYER TA TRISTESSE AVEC DES RÊVES FAITS MAIN TE DONNER DES PROMESSES TE DIRE DES RENDEZ-VOUS MON AMI À LA PAROLE GUERRIÈRE LAISSE-MOI DÉPOSER MES MAINS SUR TON FRONT DÉPOUILLÉ DE FIORITURES INUTILES. (Latérite, p. 46) Le désespoir non plus, ne semble pas très loin. L'atmosphère lugubre du récit d'ouverture revient hanter les lieux :
L'ENNUI TAPISSAIT L'ATMOSPHÈRE. ET C'EST AINSI QUE LA TERRE BASCULA. QUE L'AIR PERDIT SON PARFUM ET QUE LES OISEAUX NE REVINRENT PLUS. SOUDAIN, PLUS RIEN N'AVAIT D'IMPORTANCE. UNE TRISTESSE INFINIE DESSINAIT SON SOURIRE ET ELLE SE SENTAIT SEULE. LA CITÉ S'ÉTAIT VIDÉE DE SON SANG. PARTOUT OÙ ELLE ALLAIT, ELLE CROYAIT S'ÊTRE PERDUE. IL LUI SEMBLAIT QUE LA SOLITUDE L'AVAIT ENVAHIE JUSQU'AU FOND DE SES ENTRAILLES ET QU'ELLE PORTAIT EN ELLE UN PEU DE DÉSESPOIR. (Latérite, p. 53).
Douleur, souffrance, désespoir balisent le long chemin de la
quête initiatique de l'identité et de l'écriture. Porteur
des plus grands espoirs, ce chemin est cependant marqué par la douleur
d'écrire, le doute et l'angoisse de la page blanche. |
[8] Véronique Tadjo, Latérite, Paris, Hatier, 1984, 93 p.