D'Orphée à Prométhée: La poésie africaine au féminin
      https://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/Bassole.html
      © Angèle Bassolé Ouédraogo


      TABLE DES MATIERES
      DE L'ARTICLE

      1. Présentation

      2. Annette M'Baye d'Erneville

      3. Kiné Kirama Fall

      4. Coumba Mbengué Diakhaté

      5. Tanella Boni

      6. Véronique Tadjo

      7. Bernadette Sanou

      8. Pierrette Kanzié

      9. Pour conclure

      6. VERONIQUE TADJO

      ... Véronique Tadjo nous invite maintenant à la suivre sur ce chemin de latérite fait d'odeurs âcres, de poussière, d'embûches, de découragement mais aussi, à l'horizon d'un avenir incertain, de l'espoir d'avoir la force de relever le défi des épreuves placées sur notre chemin.

      Latérite : Le voyage initiatique ou la quête d'un monde meilleur
      Latérite [8] est un recueil d'un seul souffle, rythmé par des accents d'un conte initiatique raconté sur un ton où l'espérance semble s'être tarie depuis longtemps. Le recueil comprend aussi bien des textes en vers qu'en prose :

        IL SEMBLAIT QUE LA VILLE ÉTAIT COUCHÉE SOUS L'AIR DU TEMPS. RIEN NE BOUGEAIT. LA CHALEUR PARALYSAIT LES HOMMES ET LES CHOSES COMME SI PLUS RIEN NE DEVAIT REPRENDRE VIE. LES CABRIS COMME FIGÉS DANS UN DERNIER MOUVEMENT SE COLLAIENT AUX MURS DES MAISONS. LA TERRE ROUGE INONDAIT LES RUES ET SE RÉPANDAIT DANS LES COURS. IL FAISAIT SI CHAUD QUE LE SOLEIL RESTAIT PLANTÉ AU BEAU MILIEU DU JOUR. LE BITUME PERFORÉ DES ROUTES PARAISSAIT DES PLAIES BÉANTES. AUCUN VÊTEMENT NE FLOTTAIT SUR LES LIGNES. L'OMBRE N'EXISTAIT PLUS .... IL SEMBLAIT QUE TOUT ALLAIT FINIR ET QUE RIEN NE POUVAIT COMMENCER. SOUS LE SOLEIL DE PLOMB, PLUS RIEN N'AVAIT DE SENS. IL SEMBLAIT QU'UNE ORBITE TOUT - PUISSANTE AVAIT FIGÉ LES JEUX ET QUE PERSONNE N'AURAIT VOULU EMPÊCHER LE SILENCE. (Latérite, pp. 7-9).

      Le décor de la scène est fixé! C'est un univers morne, sous un soleil de plomb et une chaleur suffocante, où la vie a déserté les êtres et les choses. Le désespoir plane au-dessus de cette ville immobile, paralysée. C'est pourtant de ce cadre inerte que surgissent les réminiscences du bonheur. Le pouvoir de la mémoire agit comme un antidote à la désolation ambiante. Le souvenir du passé heureux permet de s'évader de cette atmosphère lourde :

        ET POURTANT C'EST LÀ QUE L'AMOUR NAQUIT.
        COMME SOUS LES ARCADES, JADIS, ELLE AVAIT GOûTÉ LA FRAÎCHEUR. C'EST LÀ QU'IL LUI TENAIT LA MAIN, LÀ QU'ILS S'ENDORMAIENT DANS UNE MAISON QUI AVAIT CELA DE PARTICULIER QU'ELLE ÉTAIT TOUTE BLANCHE ET QUE SES HABITANTS ÉTAIENT HEUREUX. ILS CONSTRUISAIENT LE TEMPS ET SAISISSAIENT L'ESPOIR.(Latérite, p. 9)

      C'est comme si l'amour allait redonner vie à cet espace inerte, mais hélas, cet amour appartient au passé. Mais ce passé vient à la rescousse du quotidien désespérant. L'initiée peut y puiser la force nécessaire pour continuer son parcours initiatique. Dans cette évocation, tout finit par se brouiller à un certain moment; le temps n'a plus vraiment d'importance. Le passé et le présent peuvent se mêler et ne faire plus qu'un :

        C'EST UNE HISTOIRE SANS HISTOIRE QU'ON AURAIT PU ÉCRIRE IL Y A LONGTEMPS.
        IL ÉTAIT UNE FOIS... SE LAISSER BERCER PAR LA MAGIE DES MOTS QUI FONT LA RONDE .... EN FIN DE COMPTE. C'EST L'HISTOIRE DE CET HOMME AUX MILLE POUVOIRS. DE CET HOMME QUI EXISTE EN TOI, EN MOI, EN LUI AUSSI. TROIS FOIS MON AMOUR, ET TROIS FOIS TOI-MêME, COMME ON AURAIT PU SE RENCONTRER QUELQUE PART ENTRE LE PASSÉ ET LE PRÉSENT. (Latérite, p. 11).

      Apparemment individuelle, cette histoire d'amour pourrait bien concerner un plus grand nombre de gens. Phénomène social, l'amour ou la recherche de l'être aimé demeure une ambition inscrite au coeur de la quête personnelle. L'espoir de découvrir l'être aimé anime et nourrit cette quête. Lorsque la découverte correspond exactement au rêve, l'extase devient totale :

        TU ES TEL QUE
        JE T'AVAIS SONGÉ
        HOMME - NÉNUPHAR
        SUR LE LAC DE MA DÉCOUVERTE
        Ô VAINQUEUR FOUDROYANT
        LES LÉTHARGIES ANCIENNES
        TU ES ESPRIT DU MASQUE
        CÉLÉBRANT LES INITIÉS
        TU ES LA TERRE ROUGE
        FERTILE DE CHANTS AMERS.(Latérite, p. 13).

      L'être aimé est doté d'une puissance salvatrice. Il a les capacités de protéger, puisque le masque, dans les croyances traditionnelles, est l'incarnation des forces protectrices; redouté à cause de sa nature dite sacrée (de nombreux interdits entourent la sortie du masque qui ne s'effectue qu'à des occasions spéciales comme lors des rites d'initiation), il accompagne les initiés tout au long de leur parcours. Cependant, c'est à eux seuls que revient le devoir d'accomplir les épreuves imposées dans le rite initiatique :

        MONTRE-LUI
        LES CRIS DES DESSOUS DE LA TERRE
        LES ÉTÉS ACCABLANTS
        ET LES PLUIES DESTRUCTRICES
        APPRENDS-LUI
        À RETENIR SON SOUFFLE
        À LA CADENCE
        DES FEUILLES PREMIÈRES
        RETIENS SA MAIN
        JUSQU'AU BOUT DU CHEMIN
        QU'ELLE VAINQUE ELLE-MÊME SA PEUR!

        IL FAUT ACCOUCHER
        DE L'ENFANCE
        CRACHER LE VENIN
        QUI ROMPT TA VIOLENCE
        ENLACER LE PRÉSENT
        ET PARTIR SUR LES QUAIS. (Latérite, pp. 15-16).

      Les épreuves constituent les principes fondateurs du rite de l'initiation; c'est un processus pédagogique dans lequel on apprend à relever des défis et à sortir vainqueur des obstacles. Les initiés doivent faire leur part en s'investissant totalement dans la réussite de ces épreuves. Ce n'est évidemment pas une partie de plaisir tout comme la vie quotidienne n'est pas faite que de joie et de paix. Les situations de vie peuvent souvent être tragiques et la découverte de telles réalités sociales survient toujours sur les pistes du voyage initiatique :

        LA VIE N'EST PAS FAITE
        D'HIBISCUS ET DE ROSÉE
        ELLE A LA SAVEUR
        AIGRE-DOUCE
        DES FRUITS DE LA PASSION.

        IL TE FAUDRA RÊVER
        DES CAUCHEMARS AMERS
        ET ATTENDRE L'OUBLI
        DES ESPOIRS VAINCUS
        ADMETTRE TA DÉFAITE
        DU FOND DE TON SOMMEIL
        ET BÊCHER POUR LONGTEMPS
        LE SOL ARIDE
        DES TERRES DÉSERTIQUES. (Latérite, pp. 73-74)

      On retrouve dans Latérite les maux dénoncés par Tanella Boni dans Labyrinthe. La quête d'un monde meilleur passe indubitablement par ce chemin de souffrances inscrit comme une stèle sur la latérite de l'espace social. Le conte cède vite la place à la dure et triste réalité des misères sociales :

        IL EST DES CRIS PUISSANTS
        OÙ PERCE LA MISÈRE
        ET DES FEMMES VOILÉES
        OÙ SE TAISENT LES REFRAINS
        IL EST AUSSI
        DES POINGS FERMÉS
        OÙ BATTENT
        LES VIOLENCES
        COMME UN HOMME ENCHAîNÉ
        À SA PROPRE SOUFFRANCE. (Latérite, p. 26).

      L'attitude face à la souffrance se révèle diverse; les uns crient, les autres se taisent, certains usent de la violence; chacun répond à sa manière à la douleur qui l'assaille : cris de désespoir, silence de résignation, vaine violence. Cette image de "l'homme enchaîné à sa propre souffrance", si bien évoquée par le poème de Véronique Tadjo, ne va pas sans rappeler le thème de "la Liberté enchaîné" que l'on trouve aussi dans le poème "Bidonvilles" de Tanella Boni. Cette récurrence paraît significative d'une situation généralisée de douleur et de souffrance.

      Ce long poème que constitue Latérite est bâti sur le modèle du récit avec ce ton particulier qu'à la poète de raconter avec des images, des rythmes et des accents qui ne sont pas sans rappeler une certaine oralité. Le retour de mots et de sonorités identiques associé aux images évoquant la douleur de vivre composent un air de chant triste qui dit les souffrances de la terre et éveille tout doucement un sentiment de révolte mais aussi d'impuissance :

        AU FOND DE TON LIT BLANC
        TU CACHES TES BRISURES
        TES JOURNÉES SANS COMPTER
        TES NUITS à S'ÉVEILLER
        TU REVOIS LES CHEMINS PARCOURUS
        LES MAINS TENDUES PUIS REJETÉES
        TU LIS LES LETTRES INACHEVÉES
        ET TU TE DIS
        QUELQUE PART
        DES HOMMES MEURENT
        ET DES GEÔLIERS ABOIENT
        UN VIEILLARD S'ÉTERNISE
        L'ENVIE A TOUT DéTRUIT
        TU REGARDES TES BAS QUARTIERS
        ET TES ENFANTS MORVEUX
        ET QUELQUE CHOSE EN TOI
        ÉVEILLE LA SOLITUDE. (Latérite, p. 68)

      Le questionnement qu'une telle situation suscite semble sans fin :

        QUEL FARDEAU PORTEZ-VOUS
        EN CE MONDE IMMONDE
        PLUS LOURD QUE LA VILLE
        QUI MEURT DE SES PLAIES?
        QUELLE PUISSANCE
        VOUS LIE à CETTE TERRE FRIGIDE
        QUI N'ENFANTE DES JUMEAUX
        QUE POUR LES SÉPARER?
        QUI N'ÉLÈVE DES BUILDINGS
        QUE POUR VOUS ÉCRASER
        SOUS LES TONNES DE BÉTON
        ET D'ASPHALTE FUMANT?

        VOUS LES MANGEURS
        DE RESTES
        LES SANS-LOGIS
        LES SANS-ABRI
        QUEL REGARD PORTEZ-VOUS
        SUR L'HORIZON EN FEU? (Latérite, pp. 24-25)

      L'initiée (ici la poète) ne se contente pas de se lamenter sur la destinée tragique de ces mal-aimés de la société. Le but d'un rite initiatique réussi n'est - il pas de sortir vainqueur de l'épreuve? La détermination que l'initiée acquiert tout au long de ce processus lui permet de prêter serment d'exécuter sa part du contrat social. C'est pourquoi Véronique Tadjo peut crier :

        NOUS BÂTIRONS POUR LUI
        DES FERMES CLAIRES
        ET DES MAISONS EN DUR
        NOUS OUVRIRONS LES LIVRES
        ET SOIGNERONS LES PLAIES
        NOUS DONNERONS UN NOM
        À CHAQUE MENDIANT DU COIN
        ET HABILLERONS DE BASIN
        LES PLUS PETITS D'ENTRE EUX
        IL FAUT SAVOIR BÂTIR
        SUR LES RUINES DES CITÉS
        SAVOIR TRACER
        LES CHEMINS DE LIBERTÉ. (Latérite, p. 22)

      Latérite, comme nous avons pu le constater dans les premiers extraits, renferme en filigrane un discours amoureux. Évoquée pêle-mêle au passé et au présent, cette histoire d'amour apparaît comme une toile de fond permanente; jamais disparue ni toujours omniprésente, elle reste discrète, furtive, comme poussée par le vent du souvenir impérissable :

        EXALTATION
        DE MON IDENTITÉ SEREINE
        TU NARGUES LE CIEL
        QUI M'A DONNÉ LA VIE
        TU NARGUES MES ESPOIRS
        ET MES REFRAINS PASSÉS
        TU BOUSCULES MON VENTRE
        ORGASME
        AU LENDEMAIN
        DE MA FRAYEUR
        TU ES MON DÉSIR
        SUR L'EAU VIVE. (Latérite, p. 36)

        RAPPELLE-TOI
        NOS RIRES MOISSONNÉS
        DANS L'ÉTÉ DE LA VILLE
        NOS MAINS OUVERTES
        ET NOS ESPOIRS D'HIBISCUS
        SOUVIENS-TOI
        ET NE RENIE JAMAIS
        LES MOMENTS SIMPLES
        QUI FURENT LES NÔTRES. (idem, p. 38)

        VIENS TE RINCER
        DANS MES BRAS TIÈDES
        ET DANS LE TOURBILLON
        DE NOS COEURS
        DÉPOSER TA SEMENCE
        FAIRE L'AMOUR
        AU FOND DES YEUX. (idem, p. 39).

      Cette histoire d'amour s'inscrit dans le parcours de la quête étant donné qu'elle comporte, elle aussi, des obstacles :

        AMI AUX MILLE REGARDS
        HOMME BALAFON
        HOMME CHASSEUR
        HOMME DABA
        TOUR À TOUR
        GARDIEN-PRISONNIER-VOLEUR
        POURQUOI FAUT-IL
        QUE JE T'ABANDONNE?

        QUE J'ABANDONNE
        L'OUVRAGE DU TISSERAND
        LE KITA AUX COULEURS CHATOYANTES
        QUE J'ABANDONNE
        LE CHAMP DéFRICHÉ
        AUX LOURDES PROMESSES DE RÉCOLTE
        ET DE GRENIERS PLEINS
        QUE J'ABANDONNE LA CASE
        SOUS LES PLUIES TORRENTIELLES? (Latérite, pp. 44-45)

      Le regret, comme une fatalité, plane :

        J'AURAIS VOULU
        VIVRE AVEC TOI
        LES HEURES DE TES NUITS
        D'INSOMNIE
        BALAYER TA TRISTESSE
        AVEC DES RÊVES FAITS MAIN
        TE DONNER DES PROMESSES
        TE DIRE DES RENDEZ-VOUS
        MON AMI
        À LA PAROLE GUERRIÈRE
        LAISSE-MOI DÉPOSER
        MES MAINS
        SUR TON FRONT DÉPOUILLÉ
        DE FIORITURES INUTILES. (Latérite, p. 46)

      Le désespoir non plus, ne semble pas très loin. L'atmosphère lugubre du récit d'ouverture revient hanter les lieux :

        LES JOURS N'AVAIENT PLUS D'HEURES, LES HEURES AVAIENT PERDU LEURS MINUTES.
        L'ENNUI TAPISSAIT L'ATMOSPHÈRE.
        ET C'EST AINSI QUE LA TERRE BASCULA.
        QUE L'AIR PERDIT SON PARFUM ET QUE LES OISEAUX NE REVINRENT PLUS. SOUDAIN, PLUS RIEN N'AVAIT D'IMPORTANCE. UNE TRISTESSE INFINIE DESSINAIT SON SOURIRE ET ELLE SE SENTAIT SEULE. LA CITÉ S'ÉTAIT VIDÉE DE SON SANG. PARTOUT OÙ ELLE ALLAIT, ELLE CROYAIT S'ÊTRE PERDUE. IL LUI SEMBLAIT QUE LA SOLITUDE L'AVAIT ENVAHIE JUSQU'AU FOND DE SES ENTRAILLES ET QU'ELLE PORTAIT EN ELLE UN PEU DE DÉSESPOIR. (Latérite, p. 53).

      Douleur, souffrance, désespoir balisent le long chemin de la quête initiatique de l'identité et de l'écriture. Porteur des plus grands espoirs, ce chemin est cependant marqué par la douleur d'écrire, le doute et l'angoisse de la page blanche.
      L'expérience de la souffrance humaine reste permanente sous la plume des poètes africaines.

      PAGE SUIVANTE


      Notes

      [8] Véronique Tadjo, Latérite, Paris, Hatier, 1984, 93 p.


      Retour [au haut de la page] [à la page d'accueil]