D'Orphée à Prométhée: La poésie africaine au féminin
      https://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/Bassole.html
      © Angèle Bassolé Ouédraogo


      TABLE DES MATIERES
      DE L'ARTICLE

      1. Présentation

      2. Annette M'Baye d'Erneville

      3. Kiné Kirama Fall

      4. Coumba Mbengué Diakhaté

      5. Tanella Boni

      6. Véronique Tadjo

      7. Bernadette Sanou

      8. Pierrette Kanzié

      9. Pour conclure

      8. PIERRETTE KANZIE

      ... La tristesse ambiante relevée dans les poèmes de Bernadette Sanou est contagieuse. C'est comme si cette dernière avait passé le relais à sa compatriote burnikabè Pierrette Kanzié qui nous introduit dans un univers où les larmes continuent de couler amèrement, longuement. Les Tombes qui pleurent [11] s'ouvrent sur une impression de profonde détresse :

        Femme!
        O femme!

        Le monde,
        Le monde est petit,
        Pour contenir les larmes,
        Des larmes mémorables,
        Des larmes d'outre - tombe.
        Vivre, c'est mourir.
        Mourir, c'est
        Revivre une vie nouvelle (LTQP, p. 6)

      Le contexte autour duquel se déploie le recueil est marqué par la douleur. La répétition lente, à peine murmurée (Femme! O femme! Le monde est petit ) témoigne de l'acuité de la douleur qui étreint, étouffe et donne au poème un air de longue complainte. La personne éplorée a du mal, de la peine à laisser sortir ces mots d'elle; c'est comme si elle n'y parvenait qu'au prix de mille efforts. Les pleurs l'envahissent et, comme un torrent, s'écoulent abondamment. Tout autour inspire la peur; l'atmosphère qui s'en dégage est lugubre, sinistre :

        Il est minuit.
        L'oiseau de nuit chante.
        Les tombes,
        Des tombes juvéniles pleurent.
        Les temps sont tristes ( LTQP, p. 6).

      Une peine immense se dégage de chaque vers. Les larmes baignent et ruissellent sans cesse. Tel un leitmotiv, un triste refrain rythme ce poème d'un seul souffle, dit comme une très longue incantation, avec un second refrain tout aussi morose :

        Les tombes
        Des tombes juvéniles pleurent;
        Les temps sont tristes
        Le glas des mondes sonne;

        Écoutez la voix
        La voix du silence.
        L'écho gronde.
        L'écho lugubre
        Des ténèbres grondent

      Ces deux refrains qui reviennent toutes les deux pages de manière alternée, du début à la fin du recueil, amplifient et répandent une triste musique évoquant le silence et l'effroi.

      La conscience de l'impuissance face à la mort crée un tel sentiment de découragement que la personne éplorée se convainc que la vie équivaut à la mort; une lueur d'espoir semble pourtant jaillir et l'habiter, qui lui fait percevoir la mort comme l'espérance d'une vie nouvelle. En réalité, cette espérance en la vie nouvelle cache un désespoir sans nom. C'est un univers morne, déprimant, fait de pleurs incessants. Des larmes, encore des larmes, rien que des larmes, la vie se résume à cela.

      Les pleurs font partie de la vie mais lorsque la vie ne devient que pleurs, la lassitude et le pessimisme planent tout autour. Le recueil demeure ainsi parsemé de notes si tristes qu'il inspire des frissons :

        Il est des âmes qui rient,
        Il est des âmes qui pleurent.
        Et celles qui rient
        Sont celles qui pleurent.
        Voyageurs
        Des temps nouveaux,
        Les mondes
        Sont faits pour mourir;
        Riez avec la mort,
        Pleurez avec la vie.
        L'oiseau de nuit chante;
        La voix du désespoir parle;
        Les vies appellent la mort;
        On vit pour pleurer
        On naît pour pleurer;
        On meurt pour pleurer
        Les souffles nocturnes
        Caressent les visages endoloris;
        Tout s'éteint;
        Tout s'éteint;
        Sur les voies de ces mondes,
        Les tombes,
        Des tombes juvéniles pleurent;
        Les temps sont tristes,
        Le glas des mondes sonne; (LTQP, pp. 36-38)

      Plus rien ne vit; tout s'éteint à petit feu sous le coup du chagrin. Le désespoir emplit l'horizon de voile effroyable et l'absurdité, telle une déesse maléfique, étend ses tentacules (Riez avec la mort, Pleurez avec la vie ). L'emprise du malheur se révèle tellement forte qu'on la sent omniprésente. C'est comme si tout prenait forme dans ce moule de la souffrance, comme si rien d'autre n'existait encore :

        Mes larmes seront continues
        Comme l'averse.
        Mes yeux
        Demeurent tristes.
        Vois - tu, fils
        Le destin
        Est une somme de malheurs;
        La vie,
        Un voyage dans des larmes;
        On ne sent
        Que le malheur,
        Le malheur
        Qui oppresse;
        On ne voit
        Que des âmes
        Des âmes
        Enveloppées de douleur.
        On ne voit
        Que des larmes,
        Des larmes
        Qui maudissent
        Des larmes qui tuent. (LTQP, pp.26-28)

      Nous sommes dans un univers sens dessus dessous où les voix se taisent et où le silence parle. L'ordre établi est renversé; tout fonctionne à l'envers. En fait, quand la douleur investit les lieux, plus rien n'a d'importance :

        Les morts chantent,
        Dans leur antre de solitude,
        Dans leur antre lugubre.
        Les jours sont macabres.
        Écoutez la voix
        La voix du silence.
        L'écho gronde,
        L'écho lugubre
        Des ténèbres gronde.
        Les bouches n'ont plus de voix.
        Les rires saignent
        Les vies sont en sursis. (LTQP, p. 9)

      Nous sommes dans une structure sociale où est célébré le culte des morts. Les croyances millénaires, profondément ancrées au sein de ces sociétés traditionnelles, veulent que les morts ne soient pas morts. C'est ainsi que nous retrouvons dans le recueil de Kanzié, des dialogues déchirants entre une mère éplorée et son fils, parti pour le voyage éternel :

        Fils!
        O Fils!
        Cesse
        Les sanglots.
        Les morts,
        Ne pleurent plus.
        Les âmes sont en deuil!
        Va!
        Va!
        Ma réponse,
        Je te rejoindrai
        Entends l'au revoir des coeurs,
        Des coeurs qui souffrent.

        O femme!
        Si tu pars,
        Si tu pars,
        Dans le lointain pays,
        Tends-moi les bras
        Tes bras maternels.(LTQP, pp. 10-11 et pp. 18-19)

      Cet échange entre la mère et le fils laisse transparaître un besoin de consolation réciproque. Habituellement, ce sont les vivants qui pleurent et qui ont besoin d'être consolés. Au sein de cet espace où l'ordre est inversé, où les morts ne sont pas morts, les vivants peuvent consoler les morts et vice - versa. Lorsque les morts cohabitent harmonieusement avec les vivants comme le suggèrent les croyances religieuses, ils ont voix au chapitre plus que les vivants eux-mêmes :

        Mort!
        O Mort
        Les morts diront
        Leur dernier mot
        Dis tes apophtegmes
        O coeur loquace,
        D'une voix
        D'une voix limpide et pure(LTQP, pp 28-29).

      L'apostrophe paraît d'autant plus absurde à première vue qu'elle interpelle une absence (Mort! O mort ) qui, pourtant, n'en est pas moins présente aux yeux de la personne qui croit en sa manifestation. C'est la symbolique d'un mode de vie qui transparaît à travers cet humour plutôt macabre. Devant l'adversité quotidienne contre laquelle les forces humaines sont bien impuissantes, le recours à la dérision apparaît comme une thérapie pour ne pas sombrer dans la folie. On invoque les ancêtres comme protecteurs lors des cérémonies rituelles parce qu'on les croit capables d'intercéder dans l'au-delà pour ceux qui n'y sont pas encore :

        Ancêtres,
        Accueillez cette âme,
        Accueillez cette jeune âme; (LTQP, p. 35)

      Le dialogue entre les vivants et les morts se poursuit au-delà de la séparation physique. Les coeurs unis le demeurent, au-delà de la mort. Ces liens dépassent ceux de la mort et les brisent totalement selon les croyances du milieu :

        Femme!
        O Femme!
        Coeur solitaire
        Au milieu
        Des images brisées,
        Console
        Console-moi;
        Tu sais
        L'endurance
        Est la réponse à la vie.

        Fils!
        O Fils!
        Cesse tes sanglots
        Les morts ne pleurent plus;
        Dors,
        Dors en paix;
        Demain sera meilleur
        Pour les coeurs essoufflés,
        Un paradis,
        Pour les âmes de l'enfer; (LTQP, pp.45-47)

      La consolation devient réciproque mais elle n'atténue pas pour autant la douleur, malgré la promesse d'un lendemain meilleur. Entre la mère et le fils, le pacte d'amour se veut éternel. Ainsi, quand la mort s'interpose, une rage folle envahit la mère dépossédée, qui, impuissante, n'a plus que la révolte comme langage. Des entrailles, monte alors une sourde complainte, insaisissable, poignante, mais, hélas, vaine :

        Départ!
        O pur départ!
        Mais pourquoi donc
        Séparer les coeurs
        Déjà liés du sang maternel?
        Pourquoi?
        Mais pourquoi donc
        Briser les cordons ombilicaux?
        Alors, berce,
        Berce mon âme
        Par la chanson de l'oubli,
        Dans l'empire de la peur,
        Dans l'antre de l'angoisse.
        Vie!
        O vie!
        Demain sera mon calvaire; (LTQP, pp. 53-54)

      À ces questions existentielles, seul, l'écho de la résignation semble répondre. Cependant, l'oubli ne devient jamais total; on vit avec la douleur, on apprend à l'apprivoiser mais l'existence ne pourra plus jamais être la même, car les morsures du souvenir resurgiront toujours (Demain sera mon calvaire ).

      Le vide qui se présente dans de telles circonstances inspire souvent un profond sentiment d'amertume, de désespoir, de révolte. Surgissent alors des paroles empreintes de frustration et de douleur vive où la lassitude, telle une massue, s'abat de tout son poids :

        Vie!
        O vie!
        Seras -tu toujours
        La digne compagne
        De la mort ou son ennemie?
        En ton sein reposent
        Des coeurs de tristesse,
        Des voix sans voix.
        Ma réponse, je te rejoindrai
        Sans regret
        O fils!
        Écoute le chant,
        Le chant des agonisants (LTQP, pp. 54-56)

      Le contraste de la vie qui alterne des séquences joyeuses et douloureuses d'un même chant, demeure difficile à supporter. Lorsque les forces manquent, l'espoir aussi s'amenuise et le fardeau se fait pesant. Seules les notes moroses de la mélancolie s'égrènent, au rythme de la douleur lancinante :

        La vie chante;
        Les tombes
        Des tombes juvéniles pleurent;
        Les temps sont tristes
        Le glas des monde sonne;
        Fils de la douleur
        Fils des peines
        Martyre des temps passés
        Va!
        Va sans regret!
        Les temps
        Planteront des jacinthes
        Sur ta tombe;
        Fils,
        Fils, la terre préserve
        Les tombes qui pleurent. (LTQP, pp. 60-61)

      La quête identitaire et l'expérience de la douleur nous ont ouvert les portes d'un univers où la souffrance, les larmes et la tristesse hantent le quotidien. Reflets d'une meurtrissure sociale profonde, ces expériences illustrent le parcours paradoxal qu'est la vie elle-même, faite de contrastes, d'oppositions, de hauts et de bas.

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      Notes

      [11] Pierrette Sandra Kanzié, Les Tombes qui pleurent, Ouagadougou, Imprimerie nouvelle du centre, 1987, 61 p.


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