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Anne PIETTE
Entretien avec James GAASCH 2000.
1 - Pourriez-vous me parler un peu de votre parcours depuis que vous avez quitté la France ?
En 1968, je suis arrivée au Sénégal où j'ai enseigné l'anglais pendant quelques années, avant de m'installer en Allemagne. Je me suis reconvertie alors dans l'enseignement du français langue étrangère et la traduction. Au début des années 80, je suis revenue au Sénégal et j'ai travaillé à I.S.D. (International School of Dakar) jusqu'en 1989. Après une année passée en France, je suis allée m'établir au Maroc, où j'ai vécu huit ans. Enfin, en 1998, j'ai estimé qu'il était temps de revenir vivre « au pays du cœur ». Me voici donc de nouveau dakaroise !
2 - De quelle manière ce parcours se reflète-t-il dans vos écrits ?
Je crois que je suis devenue « hybride », en quelque sorte une « métisse culturelle », à défaut d'être une métisse biologique comme mon fils qui, lui, est un métis franco-sénégalais. Mais c'est plutôt la séparation d'avec le Sénégal, l'éloignement, qui ont fait que j'ai commencé à écrire. Au début, tout ce que j'écrivais avait pour cadre le Sénégal, même lorsque j'étais à Casablanca. Je ne savais pas alors, qu'un jour j'écrirais aussi des nouvelles ayant pour cadre le Maroc. Je l'ai pourtant fait, et sans doute ai-je emmagasiné toutes sortes d'éléments que j'ai synthétisés par une alchimie dont je n'étais pas consciente. Plus d'un tiers des nouvelles de mon prochain recueil sont situées au Maroc mais c'est quand même toujours vers le Sénégal que je reviens, et mes romans y sont essentiellement situés, car je crois avoir largement intériorisé les us et coutumes de mon pays d'adoption.
3 - Pourquoi ce choix de retour au Sénégal ?
Je pense que toute ma vie a été orientée vers le Sénégal. En dépit de la distance, j'étais constamment présente ici, par la correspondance, les voyages que, bon an, mal an, j'ai toujours réussi à maintenir au minimum une fois par an, souvent deux fois. J'y ai noué, dès mon premier séjour, des amitiés solides, jamais démenties malgré le temps et l'absence, avec des personnes de toutes origines, des « Nordiques », comme on dit ici, aussi bien que des « Casaçais »[1]. C'est ici que j'ai le plus d'amis. A l'automne de ma vie, j'éprouve le besoin de me retrouver parmi des gens avec qui je communique, et je veux continuer à écrire.
4 - Quels changements avez-vous vus au Sénégal ces dernières années ? La communauté villageoise a-t-elle subi les mêmes transformations que la ville ?
De grands changements se sont produits au Sénégal ces dernières décennies, pas tous heureux, hélas. La grande sécheresse des années 70 a été, je crois, un élément déterminant dans ces changements. Cette terrible sécheresse a provoqué, à l'époque, un exode rural de grande ampleur et les villes disons, surtout Dakar ont commencé à enfler démesurément, le problème de l'exode rural se combinant avec la démographie galopante de ces vingt dernières années. Il ne faut pas perdre de vue que le Sénégal n'avait guère plus de trois millions d'habitants en 1968 et, qu'à l'époque, la mortalité infantile y était extrêmement élevée. Elle a été considérablement réduite, en particulier grâce au PEV[2]. Les infrastructures de la capitale ont été incapables d'absorber un tel afflux de population, et à Dakar on retrouve les problèmes habituels des mégalopoles confrontées à des situations analogues (faible taux de scolarisation, chômage en particulier de la jeunesse et, ceci découlant de cela, délinquance juvénile importante). Autre grand choc, plus récent: la dévaluation monétaire (CFA) du début des années 90. N'étant point économiste, je ne sais si, à long terme, cette dévaluation sera bénéfique ou non pour le pays, mais j'entends autour de moi les gens se plaindre de ce que la vie soit devenue plus difficile depuis lors. J'aime engager la conversation avec les chauffeurs de taxis, vendeuses de légumes, commerçants ambulants, employées de maison et autres gens modestes qui évoquent avec regret le temps où « l'huile du ceebujëti[3] coulait le long du bras », sans compter les discussions avec mes amis de tous bords qui abondent dans le même sens. Sur le plan culturel, la grande différence est peut-être que les activités sont plus diversifiées, la vie culturelle éclatée, dispersée. Il n'y a plus les grands débats de l'époque de Senghor et Cheikh Anta Diop; en revanche, il y a un foisonnement de groupes divers, de travaux souvent inconnus des autres groupes par manque de moyens matériels ; il y a également un grand nombre de publications de toutes sortes, un peu à l'image de la vie politique. A l'époque, il y avait un seul parti et un seul journal. Les villages ont évidemment subi de grandes transformations, eux aussi. Les jeunes sont partis, continuent de partir, à la fois parce qu'il est difficile de vivre au village et parce qu'ils sont attirés par la société de consommation à laquelle ils n'ont pas accès et, pour la plupart d'entre eux, n'auront jamais accès, mais qu'ils ont entrevue. Les nouveaux besoins ainsi créés sont une cause d'insatisfaction, de frustration de la jeunesse. Cela dit, je connais des villages où l'on vit mieux qu'autrefois, où des micro-projets de développement ont apporté un relatif bien-être. Par exemple, autour d'Oussouye (Casamance), le maraîchage, pratiqué avec succès par des femmes regroupées en GIE[4] apporte des revenus appréciables à la communauté et a fait disparaître certaines carences alimentaires qui avaient des conséquences néfastes sur la santé des enfants. Il y a aussi des projets artisanaux tels que la fabrication de poterie utilitaire et décorative (poterie d'Edioungou - village de Casamance également - exportée vers la France et l'Allemagne, autre exemple de réussite de ces micro-projets).
5 - Dans vos nouvelles, vous faites souvent peser tout le poids de la vie traditionnelle africaine sur vos personnages. L'intrigue du récit naît de la tension entre la modernité et la tradition. Est-ce là, pour vous, la problématique décrivant toujours le mieux la société sénégalaise actuelle ?
J'ignore si c'est la problématique de la société sénégalaise. Cependant, je crois que c'est encore une problématique importante, dont les aspects sont frappants. Il y a une dichotomie, d'ailleurs, à deux niveaux : religions révélées/animisme d'une part, tradition/modernité, d'autre part, mais ces deux niveaux, évidemment, se recoupent. Les médias les plus modernes cohabitent avec un taux très élevé d'analphabétisme. A Dakar, vous pouvez vous brancher sur Internet, les téléphones portables dérangent comme ailleurs les réunions sérieuses, tandis que bon nombre de villages ne sont pas électrifiés et n'ont pas l'eau courante. Souvent on se fait soigner à l'hôpital mais aussi chez le guérisseur traditionnel ou chez le marabout. Le port de gris-gris et d'amulettes est très répandu, quel que soit le niveau d'études de la personne.
6 - Dans la nouvelle « Le Retour », la solution à l'affrontement entre deux modes de vie semble être l'évasion. Diriez-vous que l'indépendance personnelle exige, d'une manière ou d'une autre, la fuite ou le départ ?
Pour moi, l'héroïne de cette nouvelle ne fuit pas, elle fait un choix. L'autre choix aurait été de se fondre dans le groupe, de retrouver sa place au sein de sa société. Mais elle choisit l'individu contre le groupe parce que, pour elle, le groupe est trop « pesant ». Certes, souvent l'indépendance personnelle exige de faire ce choix douloureux, non pas de fuir mais de partir, mais cela n'est pas le propre de la société sénégalaise.
7 - Les êtres humains qui peuplent vos récits ont-ils eu une vie ailleurs ? Les avez-vous connus ?
Oui, la plupart des personnages de mes nouvelles sont inspirés d'êtres que j'ai connus, ou dont on m'a parlé, même si quelques-uns de mes textes ont pour source des faits divers parus dans les journaux ou dont j'ai eu connaissance par des amis.
C'est après avoir effectué maints séjours dans un petit village de Casamance, menant la vie des villageois et nouant des liens très forts avec un certain nombre de personnes, que j'ai écrit La Morsure du serpent et autres nouvelles du Sénégal. Il s'agit donc d'histoires personnelles, qui m'ont touchée, et que je me suis appropriées par une sorte d'empathie me permettant de les faire miennes ; l'écriture naît alors du besoin de les extérioriser et de les communiquer.
8 - Dans votre deuxième nouvelle, « Le Réprouvé », vous parlez de sacrilèges, du manque de respect pour l'ordre établi. Pourriez-vous expliciter davantage la signification de l'expression « ordre établi » dans ce contexte ?
Pour comprendre la société diola, il faut connaître la Basse-Casamance, avec les multiples ramifications du fleuve, la densité de la mangrove et de toute la végétation; la faune, encore très nombreuse il y a quelques décennies (serpents, animaux sauvages), une forêt subtropicale riche d'essences rares et d'arbres gigantesques mais inhospitalière. Cette topographie et cette végétation ont longtemps fait obstacle à la pénétration étrangère, empêchant ou retardant les influences extérieures, et la société diola a pu conserver jusqu'à une époque récente et dans certains villages, jusqu'à nos jours une riche culture traditionnelle presque intacte dont la base reposait sur la religion animiste.
Cependant, dans cette nature somme toute hostile, le groupe était constamment confronté à des dangers, à des problèmes d'existence. Il était donc vital que règne une cohésion sociale à toute épreuve. C'était une question de survie. Alors tout écart de conduite, tout ce qui risquait de porter atteinte à cette indispensable cohésion, à cet ordre établi, était très sévèrement sanctionné, mais toujours sous couvert de religion. C'était le fétiche[5] qui punissait. Il reste quelque chose de cet affrontement séculaire avec les éléments extérieurs, de cette crainte, de cette méfiance envers l'environnement, bien que les modes de vie aient beaucoup changé, et il faut très longtemps à un étranger pour approcher un tout petit peu la société diola. Cependant, j'ai eu la chance d'avoir des amis diolas qui m'ont fait connaître leur village et m'ont introduite au cœur même de cette société qui, même si elle met du temps à vous adopter, ne renie jamais ses amitiés.
9 - Est-ce que vous écrivez tous les jours ? La nouvelle continuera-t-elle à occuper une place privilégiée dans vos écrits ?
J'aimerais pouvoir écrire tous les jours ; c'est un besoin très fort que je suis souvent obligée de réprimer à cause de mon travail. Comme traductrice indépendante, à certaines périodes, si l'on me confie une tâche urgente et conséquente, je n'ai plus aucune disponibilité pour l'écriture, ni de temps libre. En revanche, il peut m'arriver de passer de longues semaines sans avoir la moindre ligne à traduire, et c'est dans ces moments-là que j'écris vraiment. Je crois que la nouvelle est un genre qui me convient, justement parce qu'elle me permet de brosser sur le vif des situations et des événements de la vie de tous les jours et qu'elle ne rompt pas trop mon rythme quotidien. Donner vie à des personnages ancrés dans leur milieu tout en remaniant leur histoire, est peut-être ma manière d'entrer de plain-pied dans cette société, d'appartenir aussi à cette société. Je reviens toujours à la nouvelle, même si entre-temps, j'écris autre chose.
James GAASCH [1] Forme abrégée de Casamançais. [2] Programme élargi de vaccination. [3] Riz au poisson. Autrefois, le riz était considéré comme bon lorsqu'il était très gras et que l'huile coulait le long du bras lorsque l'on mangeait (à la main). [4] Groupements d'intérêt économique. [5] Lieu de présence de l'esprit des ancêtres. L'esprit des ancêtres lui-même.
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Editor ([email protected])
The University of Western Australia/French
Created: 20 August 2003
https://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/int_gaasch5.html